Pas de design sans tendances

Agnès Kubiak se décrit comme une designer spécialisée dans la détection des tendances. Elle nous fait part de son expérience et de ses analyses.

Agnès Kubiak, quel est votre parcours ?
A.K. Je suis une ancienne de l’École supérieure d’arts appliqués Duperré, diplômée en 1991 de la section Mode et environnement. Mon attirance pour l’étude des tendances vient de l’enseignement que j’ai reçu, qui se situait dans une démarche de design global, de l’amont jusqu’à l’aval, dans le cadre d’une approche réellement exhaustive. En sortant de l’école, je suis partie décrypter des tendances, en exerçant un métier que je qualifie de designer spécialisée dans la détection des tendances. J’ai d’abord travaillé dans des bureaux de style à Paris, puis j’ai créé mon propre bureau de style en 2001, Style-Vision, avec quatre associés. En 2008, j’ai ouvert la branche chinoise, Style-Vision Asia, qui a très bien fonctionné jusqu’au début de la pandémie en 2020. Je suis revenue en France à ce moment-là et j’ai remonté une petite structure, Consult-Trends, qui se différencie des autres cabinets de tendances, notamment du fait de sa connaissance intime du marché chinois.

En quoi consiste votre métier exactement ?
A.K. Mon métier est simple sur le papier : il s’agit de comprendre les grandes tendances, celles que j’appelle mégatendances, qui vont impacter les modes de consommation. Cela va permettre de proposer un certain nombre de directions design, ce qui, in fine, va conduire à élaborer le design des produits et services proposés aux consommateurs. Point important, je n’interviens que sur commande, avec des études exclusives et réservées à mes clients. Je ne fais pas de cahiers de tendances, car être trop généraliste n’aide pas vraiment les utilisateurs. Je fais du conseil personnalisé en fonction des mouvements de fond d’un secteur d’activité donné ainsi que des besoins spécifiques du client.

Justement, parlez-nous des nouvelles tendances de consommation
A.K. Parmi les mégatendances sur lesquelles je travaille, il y a l’Asia shifting qui consiste en une translation massive des marchés mondiaux vers les habitudes de consommation des marchés asiatiques, et en particulier Chine, Japon et Corée. Autrement dit, les cultures de consommation asiatiques influencent les modes de consommation occidentaux. Ainsi, les influenceurs qui se situent dans la mouvance de la K-pop en Corée travaillent avec de grandes marques de luxe occidentales. Et cela vaut également pour le Japon et la Chine. C’est évidemment très visible dans l’univers de la mode, mais pas seulement. La consommation est de plus en plus menée par l’Asie qui exporte massivement ses modes de consommation et au-delà, son style de vie, son style vestimentaire ou son style musical. Par exemple, toutes les jeunes femmes, y compris à Nice où je suis basée, ont accès aux cosmétiques en provenance de Corée ou de Chine. Cela est très nouveau que de voir ces influences sur les modes de vie occidentaux, et notamment auprès de la génération Z. Certains vont même jusqu’à apprendre le coréen pour mieux s’immerger dans la K-pop. D’autres visitent la Corée grâce à la K-pop. 

Au-delà de ces tendances venues d’Asie, quelles sont les autres mégatendances ?
A.K. Il faut évidemment noter les mégatendances en matière de développement durable, de transitions technologiques, dont l’IA, et les unexpected events, qui ont démarré avec la Covid et qui englobent les phénomènes géopolitiques inattendus et violents venant modifier la société de consommation. Et cela peut être parfois assez dramatique : l’inflation qui vient changer un style de vie, et même chose pour le confinement ou les guerres. Tout cela doit être pris en compte par les marques. D’un point de vue opérationnel, ces paniers des mégatendances sont profilés en fonction des secteurs dans lesquels j’interviens, comme le luxe ou l’automobile, où je mets spécifiquement en avant les tendances qui impactent le secteur en question. 

Votre vision du design français ?
A.K. Mon sentiment est que le design français s’est dilué et a perdu en puissance, surtout en France. Vu de l’Asie ou de l’Amérique du Nord, il y existe bien une French touch, mais elle se révèle surtout aux yeux des étrangers. Cela dit, définir cette French touch est une autre paire de manches. On peut sans doute dire que le design français est plus réfléchi que d’autres et plus en accord avec les désirs profonds des cibles auxquels il s’adresse. Mais c’est aussi un design qui a perdu de sa spontanéité, au contraire d’un design italien qui ne craint pas d’être tape à l’œil lorsque nécessaire. Quant au design chinois, qui est un mélange de plusieurs tendances, il n’a pas peur de se tromper. C’est un design qui est là pour plaire et se faire plaisir, tout en ayant conscience qu’il y a en Chine le Guochao (ndlr : la « vague nationale ») qui consiste à aller rechercher dans ses racines profondes, ce qui, mélangé avec la culture Mao, donne des résultats assez étonnants. Le design français est davantage un design de discours. Et en même temps, je pense à Ronan Bouroullec qui a fait un travail remarquable sur la ligne à travers d’immenses monographies. Voilà une approche française très intéressante avec une exposition qui a donné lieu à une collaboration avec Issey Miyake : du beau design transversal français. Le design français doit être beau, esthétique, utile et joyeux. Il faut aussi qu’il soit simple et sympathique. Et agréable. 

Un message pour terminer ?
A.K. Tout le monde parle de la tendance et tout le monde tape sur la tendance. C’est sans doute lié en partie au fait qu’il n’y a pas d’endroits où se former à la tendance. Par conséquent, on parle de tendance sans savoir comment cela ne se fait ni qui le fait. Les écoles de design devraient donc davantage former à la tendance, car cette discipline est abordée de façon trop succincte. Et idem pour les écoles de commerce. Les métiers du marketing, du business et du design sont reliés par la tendance. En d’autres termes, le design est là pour générer du bon business, et le bon business n’est possible qu’avec des tendances de qualité.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1317