Julien Gorrias, fondateur de Carbone14.studio, designer au parcours original, nous parle de sa vision du métier et de ses convictions.
Julien Gorrias, quel est votre parcours ?
J.G. J’ai un parcours très riche et qui peut sembler différent. Après le Bac j’ai monté une troupe de théâtre qui a tourné dans les milieux défavorisés, dans le 93, près de Paris. Il s’agissait d’apporter des choses que l’on n’attendait pas dans ce genre d’endroit. Je suis ensuite embauché par Aldebaran (ndlr : Aldebaran, société du groupe United Robotics, se décrit comme « le leader de la robotique humanoïde ») comme consultant comédien pour travailler sur les mouvements de robot, le dispositif des mouvements des robots étant très proche de la gestuelle telle qu’on la retrouve dans théâtre. Au fur et à mesure de mon parcours chez Aldebaran, je me suis spécialisé dans le design robotique. Après sept années passées au service design de cette entreprise, je me suis demandé quel était mon regard critique sur le design. Mais de toute façon, le design était en moi et je sentais fortement que c’est à l’industrie de se mettre au service du produit et de l’utilisateur. Cela dit, je me suis rendu compte qu’il manquait des cordes à mon arc et j’ai décidé de rentrer à l’ENSCi. Mon mémoire de diplôme portait sur la thématique de l’usure au bénéfice du temps à laquelle on pouvait l’associer. Je me suis intéressé à ce qu’est l’usure et comment elle est susceptible de créer de la valeur. Il s’agit de qualifier l’usure dans les usages avec des mesures précises. Puis, j’ai regardé comment la prise en compte du phénomène d’usure peut influer sur le dessin. Par exemple, comment concevoir des choses qui vieillissent avec élégance ? Je me suis retrouvé diplômé cinq jours avant la crise sanitaire, pendant laquelle je décide de fonder Carbone14.studio. J’ai choisi ce nom, car le carbone 14 est un isotope radioactif du carbone que l’on utilise notamment pour dater un objet, et par conséquent pour constater le temps qui passe. D’où le lien avec l’usure dont je vous parlais à l’instant !
Comment travaillez-vous ?
J.G. Je m’évertue à me baser sur mon mémoire de diplôme pour pousser mes recherches sur des objets positifs. J’ai des clients traditionnels pour lesquels je mets l’accent sur la composante environnementale et sur les circuits courts, tout en prenant soin de répondre à une demande industrielle de production. D’autre part, je sors tous les ans un produit manifeste qui vient questionner des thématiques qui me sont chères. Ainsi, la table Torii avec ses 12 couches de couleurs différentes qui vont apparaître progressivement en fonction de l’usure du temps. Ou encore La chaise qui cache la forêt qui démontre que l’on peut faire contemporain et esthétique avec des matériaux qui proviennent directement de la nature. C’est une chaise naturelle dans laquelle je place des graines de fleurs et d’arbres dans les pieds pour pouvoir, un jour, la laisser dans la forêt où elle reprendra un cours naturel. Ces sont des objets qui laissent à réfléchir, pour lesquels se combinent l’approche du design et la réflexion philosophique. J’ai aussi réalisé La lampe qui va de soie, avec l’idée de créer un module industriel qui peut se répéter pour aboutir à différentes solutions – applique, lampe à poser, suspension, etc. Cette lampe est constituée de soie 100 % naturelle et qui ne tue pas le ver à soie dans le processus de fabrication. C’est un matériau de luxe, rare et précieux, qui procure une lumière magnifique, le tout fabriqué en France. Tout cela permet de montrer ce que peuvent faire les jeunes générations de designers dans le domaine du luxe avec des matières intéressantes.
Quel est votre regard sur le design ?
J.G. Cela fait 20 000 ans que l’humanité recherche le confort et le beau. Elle a donc capitalisé sur nombre de processus et de savoir-faire pour créer du beau et du confortable. Moi, je veux faire des produits dont je suis responsable de bout en bout, et pour cela je pioche dans cette richesse qu’est l’histoire du monde pour résoudre des problématiques contemporaines, et notamment environnementales. De façon générale, le designer est responsable du produit qu’il met au monde. Il est responsable des matières et composants qu’il utilise. Il est responsable de comment le produit va terminer sa vie. Cette prise de conscience responsable améliore la façon de le dessiner.
Vos ambitions pour les années qui viennent ?
J.G. Contribuer à relancer des filières sur notre sol français avec de merveilleux artisans et producteurs. Ainsi, je travaille sur la laine, car actuellement il est tellement coûteux de traiter la laine que l’on préfère brûler celle que l’on vient de tondre. C’est un comble : d’un côté on fait venir de la mousse polyuréthane et de l’autre on brûle la laine tondue. Et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. On dispose de plein de choses fantastiques en France et qui ont été délaissées. La créativité du designer peut alors faire la différence quand il s’agit, par exemple, de regarder comment remplacer le plastique par du bois.
Et votre avis sur le design français ?
J.G. Je suis résolument optimiste. Le design français regorge de talents extraordinaires. On en doute quand on est en France, mais vu de l’extérieur on se rend compte que le style à la française est une pépite. Il faut insister sur cette force du design français même s’il est important que les designers européens s’unissent. Il faut promouvoir un design européen tout en gardant des spécificités régionales, tout à fait compatibles entre elles. Un point d’attention, néanmoins : chez nous, les arts décoratifs et la culture d’ingénieur sont des aspects structurants dont il faut savoir s’affranchir selon les cas.
Un message pour terminer ?
J.G. Haut les cœurs et remettons sur les établis nos dessins et notre travail. Et comprenons bien les desseins de chacun pour structurer une filière qui a tout pour réussir.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1310