Delphine Leteurtre, récemment nommée design director du Groupe Bel, nous parle de sa vision du design et des enjeux auquel il doit faire face dans un environnement en forte mutation.
Delphine Leteurtre, pourriez-vous vous présenter ?
D.L. Ma carrière a démarré comme designer graphique, en particulier chez Dragon Rouge et Landor, où j’ai passé sept ans, avec la responsabilité des appels d’offres identité, food et pack. Avec mon équipe nous avons eu l’occasion de travailler entre autres pour Decathlon, société que j’ai ensuite rejointe pendant 10 ans. Là, j’ai d’abord mis en place un accompagnement à la stratégie des marques ingrédients (ndlr : marques techniques) par l’intermédiaire d’une agence intégrée qui accompagnait chacun des patrons et directeurs industriels de ces marques. On travaillait de façon atypique avec les agences externes, dont Landor et 4uatre, dans une vraie démarche de co-création. Pas un ping-pong entre annonceur et agence, mais une immersion en workshop tout le long du processus, jusqu’au livrable. Nous avons été ensuite sollicités pour écrire la vision à dix ans des directeurs industriels, en nous concentrant sur les processus et les méthodes, dans une approche ciblée marketing interne et externe. En effet, bien brander et designer une innovation en interne permet de faciliter une prise de décision positive sur le lancement d’un projet. Logiquement, je me suis ensuite dirigée vers l’ingénierie pour me retrouver directrice de l’offre Novadrive (ndlr : tissus et modes d’assemblages imperméables et respirants pour les sportifs outdoor) avec une vision industrielle et achat. J’ai également contribué à apporter à Decathlon des projets phares comme le traitement de matériaux par voie plasma. Puis, j’ai décidé de quitter le groupe pour devenir freelance, être ce que j’appelle une coloriste de matière grise, pour accompagner des marques, dont bien sûr Decathlon, sur leur vision à dix ans, avec comme cibles des directeurs industriels de marques passion et marques techniques. Je me suis spécialisée et formée à la facilitation et au coaching collectif pour réveiller la créativité au sein des équipes, en recherchant les processus de créativité collective. Je suis intervenue pour des ateliers d’art, Chanel ou Maped. J’ai aussi prospecté Bel pour connaître leurs besoins et ils m’ont proposé le poste de recherche, innovation et développement packaging pour le groupe, que j’ai occupé cinq ans. Aujourd’hui, je viens d’être nommée design director pour le groupe.
En quoi va consister cette fonction chez Bel ?
D.L. Les projets de transformation étant désormais aux mains d’ingénieurs compétents, il était naturel que je propose cette nouvelle mission de design. Précisons, au préalable, que Bel est une entreprise naturellement attachée à l’art. Historiquement, c’est l’une des premières entreprises à disposer d’une agence intégrée. Le design fait donc partie du succès de nos marques. L’objectif est de réveiller un terreau déjà très fertile, notamment du point de vue du commerce, du marketing et de la R&D. Ma feuille de route est tracée selon trois axes : d’abord design et futur, avec le food design, le packaging et l’expérience client qui va être révolutionnée, par exemple avec le vrac. Il va falloir designer ces nouveaux principes de distribution et de vente. Deuxième axe, il s’agit de réenchanter nos marques et travailler avec chacune d’elles pour faire rimer activation et RSE. Nous avons une démarche RSE solide, il faut maintenant que l’activation soit également responsable et durable, avec un travail en matière de design graphique, de séries limitées, de partenariats, etc. Enfin, troisième axe, design et culture. Il convient d’aider le marketing et le commerce à comprendre comment on se sert du design, comment on travaille les tendances, comment on fait de la co-création. Les agences de design ne doivent pas être perçues comme des fournisseurs de création, mais comme des co-créateurs travaillant avec nos équipes internes. Il faut mettre en œuvre les dispositifs qui vont permettre d’aider nos équipes à aider, comprendre, manager leur design de marque de façon à la fois rationnelle et intuitive. Nous devons leur apporter les outils pour mesurer si un packaging est cohérent ou pas. Sans pour autant être un designer, il est tout à fait possible d’avoir un œil averti et pointu sur la compréhension de ce métier avec cette double jambe : intuition et rationalité.
Quels sont les prochains challenges de Bel en matière de design ?
D.L. Premièrement, notre objectif est d’hybrider la matière première pour être moins dépendant d’une industrie très carbonée. Du point de vue du design, cela signifie de relier un univers muni de codes très laitiers avec des univers végétaux, le tout avec une offre légitime sur des marchés et des segments à créer. Deuxième challenge, constituer une offre totalement responsable, de la source à la fourchette, qui nous permet de travailler avec l’ensemble des partenaires. Cela correspond à nos valeurs d’entreprise familiale et indépendante qui se voit comme porteuse d’un patrimoine commun qu’il faut faire perdurer. Dans cette optique, la responsabilité du sol est importante. Du côté du design, il y a beaucoup de transformations à intégrer, avec l’évolution des circuits courts ou des offres locales. Cela se construit à partir d’une vision qui demande de se projeter dans notre futur, avec des contraintes géographiques ou environnementales fortes. Dernier challenge : nos marques sont patrimoniales et multigénérationnelles, au cœur des familles et de leurs usages. On doit les faire évoluer sans qu’elles ne vieillissent ni ne se trahissent. Ces marques doivent porter des produits de plus en plus sains, avec des lignes d’ingrédient très courtes et des packagings moins robustes, ne comprenant plus d’aluminium ou de plastique : il va falloir désormais accepter une forme de fragilité des conditionnements. Bref, voilà trois challenges majeurs correspondants aux importantes évolutions à venir, qui concernent l’ensemble de la chaîne de valeur, en incluant la fin de vie des produits.
Un message pour terminer ?
D.L. Notre unicité chez Bel repose sur la petite portion accessible partout dans le monde. Notre spécificité c’est de travailler ces food forms que personne ne maîtrise finalement aussi bien que nous. Une marque, une portion, tout cela est iconique et unique sur le marché. Nous sommes autant packageur que faiseur d’aliments. Et c’est ce qui nous différencie d’autres groupes, car une nouvelle portion avec du papier au lieu de l’aluminium signifie une nouvelle approche design et de nouveaux processus de fabrication. Voilà ce qui rend ce groupe si extraordinaire, avec un outil industriel exclusif et un design qui reflète une façon de penser singulière.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1298