Landor & Fitch : retour de Croisette

Luc Speisser, global chief innovation officer chez Landor & Fitch, fait le point sur l’édition 2023 de Cannes Lions, le « festival international de la créativité ».

Luc Speisser, quelle est votre analyse à propos de la dernière édition Cannes Lions ?
L.S. De façon générale, j’avais formulé quelques vœux par rapport à l’année dernière, et en particulier voir plus de projets qui ne donnent pas l’impression que toute la profession travaille pour des ONG, voir plus d’action compte tenu du motto « making history » et enfin voir plus de solutions déployables à grande échelle. Parce que si on veut faire l’histoire, il faut la faire en grand ! Mon dernier vœu était de voir plus de choses qui servent le business, car on est quand même là pour servir l’activité et le marketing de nos clients. Cela étant, il faut le dire : Cannes Lions est le championnat mondial des idées, quelles que soient les  critiques formulées. On y reçoit une bonne claque dans la figure, avec un niveau de créativité exceptionnel qui dépasse le secteur de la pub, avec, notamment, le design, le collective business, la transformation, le digital. C’est un fait. C’est le lieu où si l’on gagne des prix, c’est qu’on est le meilleur en création. On peut être contre en argumentant que ce n’est pas la vraie vie, mais c’est de toute façon un indicateur sur sa capacité d’excellence et de création. Et dans tous les cas, cela nous pousse tous à monter le niveau. 

Qu’avez-vous remarqué en premier lieu ?
L.S. On ne fait pas l’histoire avec des souhaits et il était par conséquent important de pouvoir connecter Cannes Lions avec autre chose que des idées : c’était l’une des évolutions souhaitables. Eh bien, on a été servi ! La première ligne directrice que nous avons observée est cette espèce de tension entre une forme de nostalgie du passé et notre réalité. Grâce à la Tech, on a pu par exemple recréer la première finale du championnat de cricket de 1983 où l’Inde avait gagné avec un record absolu de runs. Ce match n’avait pas été filmé, car la BBC était en grève. Avec l’IA, il y a eu une recréation de ce match grâce aux témoignages  de tous ceux qui y avaient assisté, ainsi qu’aux documents de l’époque. Voilà un genre de madeleine de Proust qui fait beaucoup de bien. Le deuxième point, c’est une vision très optimiste du futur, mais pas grand-chose pour  le présent : c’est un point faible. Ceci étant, pas mal de choses ont progressé : le développement durable au sens large (social, environnemental) est partout. Pour vous donner une idée, dans la catégorie innovation, le développement durable représente 80 % des shortlists et 100 % des récompenses. Sans parler de ce que nous avons fait pour Ariel avec le packaging de lessive ECOCLIC qui s’adresse au milliard de personnes dans le monde souffrant de troubles de la dextérité (ndlr : cf. la brève dans le Df 1286). On voit que les marques sont de retour avec une vraie démarche de développement durable, mais de manière différenciante. Je trouve, par exemple, qu’avec Plug Inn, Renault propose un nouveau business model en créant une économie additionnelle par rapport à une situation de pénurie en matière de chargeurs, tout en s’affirmant comme le champion de l’électrique. On en revient là aux voitures à vivre. C’est un exemple qui coche toutes les cases. Je pense également à Barilla et son passive cooking qui ressuscite une méthode de grand-mère : une fois que l’eau bout, on peut éteindre la plaque après deux minutes si les pâtes sont couvertes. C’est une low tech intelligente et bien en phase avec le business. On pourrait aussi parler de Corona qui combat la pénurie de citron vert en Chine en créant sa propre marque, Corona Extra Lime, en proposant conjointement une meilleure qualité et une augmentation du revenu des fermiers. Avec deux millions de citrons vendus en un an, voilà une initiative qui démontre brand sustainibility et ownability. Dernière illustration, les parcs d’arbres ne sont composés que d’arbres mâles, car moins coûteux que les arbres femelles. Mais les arbres mâles produisent le pollen alors que les arbres femelles l’absorbent. DiversiTree Project s’est engagé dans de la prévention des allergies en aidant des villes aux USA à planter des arbres femelles. Enfin, dernier point : le design à Cannes est beaucoup dans le craft : c’est inacceptable. Le design ce n’est pas que du joli, c’est d’abord du creative problem solving. C’est l’essence de notre métier. Je me bats pour cela et il faut continuer à se battre, et tous ensemble. 

Comment faites-vous le lien entre Cannes Lions et l’activité de Landor & Fitch ?
L.S. Cannes Lions c’est 30 000 idées, 10 % qui sont shortlistées et 3 % qui sont récompensées. On était dans cinq shortlists grâce à une approche qui nous est propre et qui permet de faire passer les investissements en développement durable en opportunité de business. Pour nous, vous l’aurez compris, il s’agit de conjuguer environnement et économie. Pour gagner, il faut être différent et pertinent, surtout si l’on veut prétendre générer du ROI à la fois en réputation et en business. C’est pour cela que nous avons développé The Good Squad chez Landor & Fitch en 2020 : nos collaborateurs peuvent passer jusqu’à 10 % de leur temps de travail à innover activement en matière de développement durable. Aujourd’hui, 600 personnes dans le groupe travaillent proactivement dans  le développement durable avec une idée en tête : un design accessible maintenant. Quand tout le monde s’y met partout dans le monde, on avance très vite. On s’est retrouvé avec deux briefs clés : comment rendre les produits et les lieux plus accessibles et comment représenter les handicaps de façon moins débile. 80 personnes ont travaillé et une idée a émergé à destination du secteur de l’oral care avec le constat suivant : 360 millions de personnes ont un problème de dextérité invisible – arthrite, parkinson, etc. –, et prendre un objet est une souffrance terrible pour certaines d’entre elles. Les brosses à dents actuelles ne répondent pas aux besoins de ces personnes qui doivent les bricoler pour pouvoir s’en servir. Du coup, on a créé des accessoires qui sont des plug-in qui se mettent sur les manches de brosse à dents, ce qui solutionne la problématique de façon agréable et économique. On sentait bien qu’on tenait là quelque chose, sachant que nous nous définissons comme une agence qui transforme la marque en un outil puissant de business. Comme nous disposons d’analystes financiers qui savent modéliser les impacts business d’une stratégie ou d’une nouvelle idée en opportunités business, on a pu constater un potentiel d’activité de 650 millions dollars avec un surplus de valeur notable pour les marques. On a décidé de se lancer nous-mêmes avec One Size Fits One, en utilisant notre maker lab d’où sont sortis 174 modèles différents. Certains fabricants nous ont contactés : l’écosystème est ouvert et on souhaiterait que toutes les marques disposent de leurs propres accessoires.

Un message pour terminer ?
L.S. Le design c’est le faire et Cannes c’est le making history. Il faut donc que le design trouve son vrai positionnement à Cannes.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1287