Frank Adebiaye, typographe et expert-comptable, nous livre son parcours ainsi que sa vision de ces deux disciplines.
Frank Adebiaye, pourriez-vous vous présenter ?
F.A. J’ai fait Stanislas, puis une prépa, toujours à Stanislas, et ensuite Neoma. C’est dire que je ne me destinais pas du tout au design, même si au départ je voulais faire l’ECV… mais mes parents n’étaient pas d’accord ! Après Neoma, j’ai fait de l’audit chez EY. Étudiant, je m’intéressais à la typographie et je me suis procuré la première version d’InDesign, dans les années 1999, pour faire un peu de mise en page. Chez Neoma, je faisais le yearbook de l’école. À partir de 2004, j’ai ouvert un blog qui comprenait une rubrique typographique. J’ai également, pendant mes études, rencontré Jean François Porchez lors d’une conférence en 2003 et de fil en aiguille j’ai rejoint la communauté avec un blog, Le Typographe, qui n’existe plus. J’ai également créé un autre blog, Velvetyne. Jusqu’en 2010, je m’exerçais surtout au commentaire, mais pas à la création. En 2010, j’ai transformé le blog Velvetyne en fonderie en sortant des fontes modulaires par moi-même. J’ai été rejoint par Sébastien Hayez (qui écrit souvent dans le magazine Étapes). Et en 2011, j’ai enrôlé Jérémie Landes-Nones. Bref, de fil en aiguille, on a fait grossir le collectif Velvetyne avec une quinzaine de contributeurs. J’interviens également lors de festivals de typographie ou encore à la radio. En 2016, j’ai travaillé sur le logo paris.fr. J’ai également réalisé un billet de banque pour l’imprimeur des billets suisses Orell Füssli, à l’occasion des 500 ans de la société, en collaboration avec Christophe Métroz. En parallèle, j’ai passé mes diplômes de comptabilité et suis donc expert-comptable depuis 2019. Logiquement, mon mémoire d’expertise comptable portait sur le design graphique ! En 2013, j’ai monté un cours sur le droit de la création typographique qui est devenu par la suite une formation à l’ANRT (Atelier National de Recherche Typographique). Ce qui a fait que j’ai donné des conférences pour Adobe, notamment au Centre National du Graphisme (Le Signe) à Chaumont. En 2014, j’ai travaillé sur un guide du Cnap à destination des acteurs publics dont le sujet était la commande en matière de design graphique. Je suis logiquement l’expert-comptable d’un certain nombre de graphistes et typographes, et donc je connais aussi l’autre côté du business. Je fais ainsi, par exemple, partie du comité d’organisation de l’ATypI Paris 2023. Disons que je suis un observateur intéressé de la typographie, sur toute la chaîne de valeur, de la stratégie au métier. J’oubliais : j’ai également rédigé des ouvrages sur la typographie : biographie de Francis Boltana en 2011 ou encore le chapitre sur les premières fontes numériques pour l’ouvrage Histoire de l’écriture typographique. Et puis aussi, un certain nombre d’articles sur l’argent, les symboles monétaires, etc. Enfin, en 2015, j’ai passé au Cnam un diplôme de chef de projet documentaire, ce qui me permet de faire le pont entre typographie et comptabilité. Disons que la typographie est la composante artistique alors que la comptabilité contient les aspects économiques et fiscaux.
Justement, parlez-nous de ce lien entre typographie et comptabilité
F.A. La typographie et la compatibilité sont deux façons complémentaires d’organiser l’information. Ainsi, l’on estime d’un point de vue historique que l’arrivée de la double page a inspiré le fait de présenter le débit-crédit. Il y a un donc un lien entre la façon d’organiser la page et celle d’organiser l’information. Il y a d’ailleurs des figures célèbres qui ont pratiqué à la fois la typographie et la comptabilité, comme Luca Pacioli ou Pierre-Joseph Proudhon. Et puis, un certain nombre de calligraphes étaient comptables, notamment à la fin du 18e et au début du 19e : il fallait une belle écriture pour tenir les livres de comptabilité et faire autorité en matière commerciale, ainsi Snell ou Spencer. Il faut noter cette recherche constante de double lisibilité : faire en sorte que l’information soit claire et lisible, le tout pour être compris au mieux. Ceci nous ramène au design de document, croisement entre typographie et comptabilité, qui va toucher notamment le formulaire, l’interface numérique ou la gestion de l’information. Je qualifie cela de design de la compréhension. C’est également le cas lorsque l’on parle de legal design, autrement dit la traduction en termes clairs d’un langage particulier. Il s’agit dans tous les cas de donner une information structurée, évidente et motrice, le tout dans une forme cohérente et pratique. Et puis, la typographie m’a fait aborder le design, cette approche entre une forme et une intention. D’ailleurs, avec les réformes qui s’annoncent j’ai commencé à élaborer une pratique du design patrimonial : projet de vie (dessein) et modèle économique (dessin). Pour terminer, il faut également dire que la combinaison des approches typographique et comptable est intéressante dans une démarche entrepreneuriale. Enfin, la typographie m’a donné le sens du détail, et cela aide avec l’administration !
Quelle est votre vision de la typographie française ?
F.A. L’approche française dans ce domaine, au même titre que la gastronomie ou le vin, consiste à élaborer un patrimoine mouvant : on puise dans l’histoire et on l’adapte aux nouveaux contextes. Il y a aussi une scène un peu plus Pink et expérimentale, mais ce n’est pas la part majoritaire. Ce que je vois surtout est une actualisation patrimoniale des formes pour les inscrire dans les nouveaux médias. Ainsi, l’approche de LVMH pour son rapport annuel qui actualise le Vendôme en le transformant en Garamond Théâtre. On fait aussi dialoguer les cultures, comme l’indique le travail réalisé pour l’Institut du monde arabe, mais ce n’est pas, là non plus, un fait majoritaire. Cette approche française patrimoniale est aussi très liée à la sociologie de la profession de typographe : il y a eu assez peu d’apports de l’extérieur. Mais les choses changent avec des réinventions intéressantes comme celles d’Émilie Rigaud et son dialogue avec la culture japonaise. Ou encore la fonderie Production Type et son antenne en Chine. Ce que produit 205TF est intéressant avec l’actualisation d’un certain chic franco-anglais. Je voudrais également insister sur le fait qu’il y a une certaine obligation, du fait des nouveaux médias, de mettre en contexte le patrimoine existant en utilisant les leviers du décalage et de l’exagération. On théâtralise beaucoup pour que la typo soit marquante. Et puis, la typo libre et fonctionnelle de Google est très puissante : pour se démarquer, il faut donc souvent exagérer.
Un message pour terminer ?
F.A. Garder cette curiosité pour ce qui se passe autour de nous. S’emparer du média typographique pour écrire, mais aussi pour donner à lire. L’outil typographique est intéressant, car il permet de mieux comprendre l’information, d’en faire un digest et de la restituer sous une autre forme d’expression. D’autre part, l’émotion est très importante, tout comme la subjectivité. Sinon rien ne nous distinguera de l’IA. Il faut être irrationnel et non logique. Et cela est valable autant pour la restitution typographique que pour la restitution économique !
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1277