De user centric à living centric

Stéphane Gauthier, co-fondateur et associé de Proofmakers, agence conseil en innovation vient de publier un nouvel ouvrage traitant du proofmaking.

Stéphane Gauthier, quel est votre parcours ?
S.G. J’ai un parcours mixte, combinant mathématique et sciences physiques avec arts appliqués. Autrement dit, après des études scientifiques, je suis passé par l’École Boulle, puis les Arts déco de Paris pour terminer en architecture navale, à l’UP6 de l’ENSA. À la suite de cela, j’ai rejoint le design industriel à la SNCF en 1988, puis j’ai effectué un passage chez Kis à Grenoble et assez rapidement j’ai rejoint Philippe Briand dans son agence Sailing Yacht Design & Naval Architecture à La Rochelle où j’ai pu marier mes deux passions, le design et l’architecture navale. Pour l’anecdote, j’ai été le premier designer à être intégré dans une agence d’architecture navale. Ne voulant cependant pas être définitivement catalogué comme designer naval, je suis parti au bout de quatre ans pour monter une première structure de design à Lyon. Là, j’ai été chassé par Daewoo Electronics pour prendre la direction du centre de design Europe où je suis resté quatre ans, dont sept mois en Corée. Ensuite, j’ai intégré Plan Créatif comme directeur du développement puis comme directeur du design. C’est à ce moment-là, au début des années 2000, que le marché est passé du design à l’innovation. Il y avait un mouvement de bascule, après une intégration massive du design par les entreprises pendant les années 1990-2000. On voulait continuer à apporter de la valeur, mais l’aval était déjà très occupé et structuré. Comme à l’époque je suivais en parallèle au Cnam une formation sur le marketing de l’innovation, je me suis mis à réfléchir à la notion de valeur en amont du processus de création. Le démarrage fut un peu compliqué, car il y avait peu d’intérêt sur l’innovation centrée utilisateur auprès de nos clients existants. Les nouveaux clients, eux, ont été séduits immédiatement. C’est parti comme cela et on a baptisé l’activité Plan Créatif User First en 2007. On a été assez vite identifié par Delphine Manceau (ESCP Business School) et j’ai commencé à enseigner l’innovation par les usages. Lorsque Babel a racheté Plan Créatif, ils ont apprécié la démarche. En 2015, je décide de monter Proofmakers avec Matthieu Cesano qui est centralien.

Vous venez de publier Adoptez l’esprit Proofmaking. Quels sont les principes que vous défendez ?
S.G. On a de très bons échos de ce livre rédigé avec Matthieu Cesano, Mathias Béjean, enseignant-chercheur avec qui j’ai codirigé le master Innovation by design à l’ENSCi, et Constance Leterrier, une ancienne du master. Alors, pourquoi ce bouquin ? Eh bien, depuis le temps que l’on fait de l’innovation, on s’est aperçu que le premier lieu de décès de l’innovation est l’entreprise. Autrement dit, le problème n’est donc pas de faire émerger les idées, mais de transformer l’innovation. Ensuite, deux sujets : il est impératif de mettre du management du risque dans le l’innovation. Il y a en effet des contre-forces phénoménales liées aux remous engendrés par les changements de modèles, de métiers, de culture du fait de l’innovation. Il faut donc des pilotes de projet compétents, mais surtout apporter des preuves tangibles à chaque étape du processus. Second point : construire ces preuves. Il faut arriver à articuler le raisonnement, le proof, avec le faire, le making. Petite parenthèse : il est fou de voir le nombre de clients qui me disent combien le design thinking a souvent été mal vécu, car perçu comme une méthode, alors que c’est un outil. Il ne faut pas travailler grâce à une méthode, mais avec méthode !

Vous avez développé de nouveaux outils ?
S.G. Nous avions des outils avant le livre et on continue toujours à en développer. Ce sont des outils spécifiques que nous avons affinés, jusqu’à être créatifs dans les protocoles. On part du principe que pour progresser dans un processus d’innovation, il faut aller chercher de la connaissance. On pose des hypothèses et on doit faire des choix éclairés : pour cela, il faut de la connaissance. On va toujours chercher la donnée qui nous manque pour conforter nos hypothèses, puis l’artefact et le mode opératoire pour aller chercher la donnée. Le designer fait cela naturellement, mais c’est loin d’être évident pour l’ensemble des acteurs de l’entreprise. Bref, nous avons fait émerger les cinq dimensions de la preuve, dont une essentielle : la preuve transformative. Ce concept, on l’a fait émerger, parmi d’autres, dans notre ouvrage.

Quelles sont les tendances que vous voyez poindre pour ces prochaines années ?
S.G. On parle de conception centrée utilisateur, de centric design, comme générateur d’expériences nouvelles et d’innovation. Avec l’intelligence artificielle, et tout ce qui se passe en ce moment, nous réfléchissons pour savoir s’il faut continuer à faire du design centrique, car il y a des limites. Peut-on continuer à mettre l’homme et l’individu au centre plutôt que le vivant ? Exprimé de façon différente, il faut aller au-delà de l’homme pour pousser le vivant. Je pense que l’avenir de notre métier est d’arrêter de voir la finalité comme, par exemple, l’évolution de l’entreprise vis-à-vis de ses marchés, pour aller vers le respect du vivant. Du coup, on est dans le living centric et avec un écosystème open qui va embrasser tous les outils, dont l’IA, qui n’est ni plus ni moins que le reflet du monde digital. Et est-ce que le monde est suffisamment living centric : je ne le pense pas. 

Un message pour terminer ? 
S.G. Deux messages : le premier est de dire qu’on a tous besoin d’innover, surtout dans la situation actuelle. Mais en étant bien conscient qu’il n’existe pas de méthodologie d’innovation, sinon, depuis le temps, cela se saurait. Il faut donc pratiquer avec méthode et non suivre la méthode. Et que le contexte de la question est aussi important que le processus lui-même. Les deux doivent être liés. Et en deux, innover oui, mais jusque-là cela n’a pas été très brillant. On a produit, et encore produit, sans se soucier du vivant. En résumé : il nous faut passer du user centric au living centric et faire avec méthode et non en suivant une méthode.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1269