Philippe Vahé, directeur du design industriel de Carrefour, précise la place du design au sein de l’enseigne et milite pour un design accessible au plus grand nombre.
Philippe Vahé, comment allez-vous ?
P.V. Une année qui démarre, c’est toujours avec des projections plus fortes que quand l’année se termine. On place des évènements et des étapes de réalisation, sachant que nous avons deux collections dans l’année à présenter pour lesquelles l’équipe de design industriel doit proposer une dizaine d’innovations à commercialiser au total. Quand je dis présenter une innovation, cela comprend le concept, bien sûr, mais aussi son prix de vente, ce qui signifie que la phase de développement est suffisamment aboutie pour disposer d’un projet qui tient la route. Ainsi, dans deux semaines, on présentera une nouvelle collection. Cela dure 15 jours et on réunit tous les formats de magasins et l’ensemble des pays. On va présenter entre six à sept nouveautés ainsi que l’évolution du portefeuille existant. À chaque fois, on présente l’innovation avec tout son dispositif marchand (le produit, son totem, l’affichage, le box de prêt à vendre, etc.), ce qui permet de proposer le produit hors rayon pour des magasins de petit format qui n’en disposent pas. Par exemple, le barbecue ou les jouets géants ont aussi été vendus dans des magasins non dotés des rayons spécifiques.
Comment travaillez-vous ?
P.V. Prenons Les Incroyables (ndlr : jouets géants en carton à colorier), dont le slogan est « Inspiré par vous, créé par nous » : le cahier des charges est assez drastique. Il faut évidemment que le produit soit bon, sans problème de qualité, n’empiète pas sur des créations existantes – ce qui suppose une démarche rigoureuse en matière de propriété industrielle (dépôt de modèles, brevets, etc.) – et que nous puissions disposer d’un budget de communication conséquent. Pour gérer tout cela, directement ou en interface avec les autres métiers et partenaires, je dispose d’une équipe de six designers ainsi que trois autres en Asie, mais ces derniers sont davantage orientés sur des problématiques de sourcing. Il est vrai que six designers c’est n’est pas beaucoup, surtout si l’on considère le nombre de produits non alimentaires que vend Carrefour, et compte tenu de notre objectif de commercialiser 10 innovations par an.
Quelle est votre démarche ?
Il faut que ce soit des produits qui puissent intéresser le plus grand nombre. On cherche donc à créer le plus de valeur possible compte tenu du prix de vente. Lorsque l’on vend 10 euros, on veut que le client pense que ce qu’il achète vaut 30 euros. C’est ça l’équation du désir chez nous. On est indexés sur l’équation du désir, c’est-à-dire notre capacité à créer un fort différentiel entre la valeur perçue et le prix payé. C’est ce décalage qui provoque cette dimension des Incroyables. Pour cela, nous travaillons en amont sur l’analyse des coûts et sur le sourcing fabricants. Par exemple, on développe actuellement une nouvelle gamme pour laquelle on a demandé à l’un de nos partenaires de créer spécifiquement un site industriel. À ce propos, je voudrais préciser que pour l’industrie française la grande distribution est une chance, car nous sommes présents à l’étranger et nous disposons des volumes nécessaires pour pousser à investir dans la fabrication. Quand on s’engage sur des millions d’unités, c’est intéressant pour un industriel. Avec 12 000 points de vente dans plus de 30 pays, nos produits sont partout. Et cela, moi ça m’intéresse : je veux rendre l’innovation et le plaisir accessibles au plus grand nombre et partout dans le monde. D’autre part, les jouets en carton pour la Pologne, la Roumanie et l’Espagne sont fabriqués localement. Cela est possible, toujours grâce aux gros volumes de vente.
Votre vision du design chez Carrefour ?
P.V. On est une équipe de designers qui proposons des produits. On ne nous demande pas de travailler sur un projet en particulier. On réfléchit sur une pertinence client, sur un usage, puis sur une ambition de volume. C’est comme cela que dès la première année de commercialisation on a fait le barbecue le plus vendu en France. On a une croyance forte : on est contre le design qui exclut. À un moment donné, il y a eu une accaparation du design par le marketing qui l’a utilisé pour faire de la segmentation. On est contre ça. Nous, on est plutôt « Mini Mir, Mini Prix, mais il fait le maximum ». Et il y a plein de produits qui peuvent être de ce type. D’ailleurs, les produits libres Carrefour relevaient de cette approche : de l’essentiel, de l’accessible et du futé. En ce moment, du fait des fluctuations tarifaires, le client n’a jamais été aussi infidèle. Pour le fidéliser, il lui faut des Incroyables. Nous ne sommes pas très loin du système Decathlon : innovation, valeur d’usage et accessibilité.
Vos ambitions dans les trois à cinq ans chez Carrefour ?
P.V. J’y vois un design encore davantage au service du plus grand nombre. On a démarré par la France, et maintenant de plus en plus de pays comprennent l’intérêt de produits exclusifs, qui peuvent également être alimentaires. Le catalogue de produits Incroyables grossit d’année en année. On a une courbe d’expérience qui se solidifie à chaque fois que l’on aborde un domaine ou un matériau particulier. Apprendre, s’amuser et faire des succès dingues, voilà ce qui nous motive. Les jouets en carton, cela a été un succès inimaginable, à un point que l’on a eu du mal à fournir les références demandées : plusieurs centaines de milliers en moins d’un an. Ce qui nous intéresse de faire des coups comme ça, avec cette pertinence. Rien n’est plus fort qu’une idée dont l’heure est arrivée. Voir un produit qui arrive au bon moment et qui rencontre le succès, c’est magique. Je n’ai pas d’autres ambitions que celles de proposer des produits à succès. Et puis cette fierté, de ceux qui fabriquent, de ceux qui vendent en magasin, est à mes yeux une récompense.
Un message pour terminer ?
P.V. Pour nous, ce qui est important c’est d’être à la fois très créatifs et très tournés sur les usages. Le design, on l’utilise pour matérialiser et transformer, jusqu’à la mise en marché, en lien étroit avec nos partenaires et les fabricants. Notre attachement au design produit est tel que nous voulons pouvoir le pousser durablement dans cette entreprise qui a une audience extraordinaire. Carrefour étant l’un des plus gros distributeurs mondiaux, on sait faire du design pour le plus grand nombre. Sinon on fait du design qui exclut. Quand on voit une paire de chaussures de sport vendue 130 euros et dont le prix de revient est de cinq euros, on peut légitimement se poser des questions. Chez Decathlon, on parlait de produits vrais et de produits menteurs. Il faut être plus honnête qu’honnête dans un contexte de forte exclusion économique. Et si le design a pu contribuer parfois à exclure, il sait aussi générer de la préférence, et là les conséquences naturelles pour l’entreprise sont très positives. Quand on pense à faire du bien, il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne pas. De toute façon, l’éthique et les bouleversements tarifaires font qu’on ne peut plus exclure.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1263