Jean-Louis Frechin, fondateur de NoDesign, fait le point sur son activité et nous partage sa vision du design.
Jean-Louis Frechin, rappelez-nous ce qu’est NoDesign
J.L.F. NoDesign est né du croisement de mon expertise en design industriel et de mon intérêt pour le numérique, dont j’ai vécu les débuts. On a été parmi les premiers dans le domaine du numérique. On l’a appris, on l’a l’enseigné. On était là au bon moment pour accompagner la révolution numérique, pour mettre du design là où il n’y en avait pas, c’est-à-dire dans un monde qui se pensait malin, mais en fait très peu armé sur les usages, la transformation ou la désirabilité. Et puis, comme toujours en France, les intellectuels sont allés aux USA pour qu’on leur donne la vérité sur le numérique. Soyons clairs : on a perdu la guerre, malgré tous les travaux que nous avons menés avec l’ENSCi, et les pionniers du numérique en France ont été submergés par les professionnels de l’expérience. Pour revenir à NoDesign, on fait plein de choses : comme mettre du design d’innovation dans des sujets de réflexion et de produit. Parce que le produit c’est compliqué, ce qui me paraît tout à fait normal.
Comment percevez-vous le numérique aujourd’hui ?
J.L.F. Le numérique est devenu une commodité. C’est un monde de techniciens. L’exemple typique pour moi est l’application SNCF Connect. Pas de vision et un empilement de formats et de technologies. Quand Roger Tallon a fait le Concorde, il était quand même plus inspiré. Et c’est pareil pour les logiciels : on traite des besoins, mais sans vision. Et c’est encore pareil dans le domaine du design industriel où l’on a une perte de savoir-faire énorme et très peu de culture d’un design plein et entier. Je parle de design industriel parce que le physique et le numérique fusionnent, et qu’il est très compliqué de trouver des compétences qui savent appréhender conjointement les deux domaines. Ce n’est pas rien que de savoir gérer à la fois des interfaces complexes et des objets physiques.
On parle quand même beaucoup de design actuellement
J.L.F. Oui, c’est vrai. On n’en a même jamais autant parlé. Et pourtant le niveau moyen en design est plutôt faible, même si à la pointe nous avons d’excellents designers. Mais ils ne sont pas assez nombreux. On aurait pu penser que la recherche et l’université nous auraient aidés, mais ce n’est qu’une suite de questions posées qui n’en sont pas ou qui relèvent de problématiques tout droit importées des USA. Alors, évidemment, le résultat de ces réflexions est plutôt mitigé, avec des exceptions notables – je pense notamment au livre de Claire Brunet et Catherine Geel (ndlr : Le design : histoire, concepts, combats chez Gallimard) qui propose un regard assez nouveau sur des choses que l’on pensait connaitre, comme le Bauhaus par exemple. Il est vrai que convoquer le Bauhaus peut être intéressant quand l’on traite du numérique. Alors oui, on parle effectivement beaucoup de design, cependant je ne sais pas quand on arrivera à percer le plafond de verre. Ainsi, dans les hautes sphères, on confond toujours design et designer. On veut du résultat immédiat. Quand on fait de la stratégie, on n’est pas forcément toujours dans le très concret. On réfléchit. Le design, c’est un voyage et l’accepter est compliqué, sauf pour chez quelques grands patrons qui sont chez Renault, Parrot, ou Stellantis. En fait, aujourd’hui, la question est de savoir comment on gère la maturité en matière de design, même si depuis 40 ans on n’a pas vraiment l’impression que les choses ont réellement changé.
Pourtant, la technologie a bien progressé
J.L.F. Oui, mais contrairement à ce qui aurait dû être, on a décorrélé le style et l’intelligence, et la 3D n’a pas aidé, du fait des facilités qu’elle offre dans la manipulation de formes complexes. Il y a évidemment des exceptions avec des acteurs comme Renault qui a longtemps été une entreprise à la démarche très conceptuelle, une entreprise très française en fait. J’ai d’ailleurs beaucoup d’admiration pour Patrick Le Quément du fait de sa contribution à l’approche conceptuelle. De toute façon, l’acculturation au design passera par du design de service, et il faut pour cela aller au-delà du post-it. Je pense à ce propos que les meilleurs designers de service sont les designers de produit.
Comment travaillez-vous ?
J.L.F. J’aime bien regarder le numérique quand je fais du produit, et inversement, afin de me poser toutes les questions possibles : c’est de l’anthropologie au quotidien en quelque sorte. Chez NoDesign, on décrypte en permanence ce qui se passe autour de nous et cela nous permet de nous mettre dans l’intelligence des autres secteurs, notamment celui du retail où on est très bon en France. On ne touche pas à tous les designs, mais il est important de pouvoir constamment se situer. De façon générale, je me bats pour le numérique à la française et j’ai une passion pour l’industrie et les groupes humains qui transforment les choses avec des machines.
Comment se porte NoDesign ?
J.L.F. Nous, on est protégé et préservé. Le numérique commence à connaitre la crise, mais on est sur des sujets complexes et nouveaux et on est assez peu nombreux sur la place à faire ça. Ainsi, on est incubateur de projets pour de jeunes entreprises ou pour des entreprises qui veulent aller sur le grand public. On a aussi une activité plus culturelle, livres et expositions, comme le vélo à Saint-Étienne (ndlr : Bicyclette(s), faire des vélos) où la moitié des entreprises que l’on expose ont été créées par des designers. Elles sont intéressantes ces expositions car elles servent tout le monde : les institutions, le grand public, l’industrie et les technologies. Et puis, pour être crédible, on a nous-mêmes fait un vélo. Je constate que dans le secteur du vélo, on ne se pose plus vraiment la question du design, et ça c’est vraiment bien.
Comment voyez-vous le design français ?
J.L.F. Le design français n’existe pas, mais le paysage français existe : quand on travaille pour une entreprise française, cela veut dire quelque chose. La culture française est universelle et donc forcément globale. Et il faut lutter contre la puissance culturelle anglo-saxonne qui a tendance à toujours tout segmenter par catégories. Moi je fais du design tout court et je n’ai pas envie de me cantonner à un domaine précis, ce qui est logique puisque le design est une démarche globale. Et c’est toute la difficulté des silos français. On devrait pouvoir agir à la fois dans la culture et agir au sein de l’entreprise. Eh bien, si on est en entreprise, on ne peut pas être dans la culture, pour des raisons de croyances. C‘est un gros problème en France où la liberté d’action n’est pas forcément appréciée. Bon, cela dit, le fait que les grands cabinets de consulting américains ont intégré le design thinking a quand même eu un effet positif, même si les résultats ne sont pas toujours probants. Cette semaine, j’ai rencontré trois personnes qui m’ont dit qu’on rentrait en économie de guerre : on ne perd pas de temps et on investit dans des choses qui ont une valeur évidente. On va dans un resserrage d’essentialité. On se recentre dans son cœur de savoir-faire. Et dans ce cadre, le design est un atout.
Un message pour terminer ?
J.L.F. On a la chance incroyable d’être dans une époque complexe avec des mouvements culturels et technologiques majeurs. On n’a jamais autant eu besoin de proposer de la simplicité et le design est particulièrement bien placé pour contribuer à cette démarche. Sortons des poncifs anglo-saxons en démontrant qu’avec des démarches judicieuses on peut faire français ou européen et vivre agréablement dans ce monde complexe. Le design pour moi est fondamentalement relié à la culture. Le design, ce ne sont pas seulement des objets, et il faut le dire et l’assumer. J’ai beaucoup d’espoir pour que le design passe à la vitesse supérieure et grandisse. On n’a jamais été aussi près d’être exemplaire et à la hauteur de nos ancêtres comme Roger Tallon ou Jacques Viénot.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1262