centdegrés : vision 360°

Elie Papiernik, co-fondateur de centdegrés, revient sur l’histoire de l’agence, et en particulier sur son épopée chinoise.

Elie Papiernik, rappelez-nous votre parcours
E.P. Je suis entré à l’ENSCi en 1983, avec la deuxième promotion. Durant mon cursus, j’ai eu la chance de rencontrer deux figures qui m’ont beaucoup marqué : Claude Braunstein, très influencé par l’école anglaise, et l’architecte Patrick Bouchain, proche du monde du spectacle. J’avais comme projet de faire ma quatrième année à l’étranger et je visais le Royal College ou la Domus Acadmy, mais mon père m’a alors dit « c’est trop classique : va plutôt en Asie, c’est le barycentre du monde ». Cela tombait bien, car parlant couramment anglais, j’étais représentant de l’école à l’Icsid (ndlr : International Council of Societies of Industrial Designers) et le hasard a voulu que je me retrouve assis à côté du patron de la Hong Kong Polytechnic University (ndlr : PolyU Design). Du coup, je suis parti faire ma quatrième année là-bas. Mais la greffe n’a pas pris et j’ai décidé de commencer à travailler dans une agence à Hong Kong. Hasard encore, c’est à Hong Kong que je rencontre David Nitlich, mon futur associé, qui après ses études à Sciences Po effectuait sa coopération au consulat de France. On devient très copains et, au passage, je refais le logo du poste d’expansion économique. On décide de monter une agence directement à Hong Kong, mais c’était trop tôt (ndlr : 1987), car le marché n’était pas encore mûr. Je rentre donc en France, suivi quelque temps après par David. Et c’est une histoire qui dure : David et moi sommes toujours associés. Sans doute parce que nous sommes très complémentaires, avec ce mix entre démarche stratégique et démarche entrepreneuriale. Bon, c’est vrai que les jeunes nous voient un peu comme des Martiens avec une vie consacrée à la même structure : ma première fiche de paie provient de centdegrés ! Cela dit, centdegrés a beaucoup évolué en passant du design produit au graphisme puis au retail. Le premier grand tournant a été l’intégration d’un volet stratégie. Aujourd’hui, centdegrés ce sont 100 personnes au total qui réalisent un chiffre d’affaires de l’ordre de 12 millions d’euros.

Vous n’oubliez pas l’Asie pour autant ?
E.P. La crise de 2008 a été cinglante pour nous. Nous étions une quarantaine de personnes à l’époque et on a été piqué au vif. On bossait déjà beaucoup en Asie et aux États-Unis, mais en tant qu’agence française qui fait de l’export, sans implantions sur place. Là, on s’est dit qu’il fallait être vraiment international. De ce fait, en 2009, on monte une agence à Shanghai. Il n’y avait pas grand monde à ce moment-là, mis à part frog peut-être. Et on se rend compte qu’il y a toute une industrie qui allait passer du stade de sous-traitant à celui d’industrie de marque. On décide de se positionner sur la beauté et le nouveau luxe chinois. Je pense en particulier à Herborist (ndlr : groupe Jahwa) avec qui on a commencé à travailler en 2010. C’était passionnant, car il a fallu éclaircir le schéma culturel : les Chinois pensaient que l’on ne pouvait pas être à la fois traditionnel et d’avant-garde. Et puis, il y avait aussi la question de la temporalité : on était soit Eastern, soit Western (ndlr : Chinois ou Occidental). Notre posture a été de dire que l’on peut parfaitement être une marque chinoise contemporaine, ouverte sur le monde. Herborist, c’est parti comme cela. Cette marque a connu rapidement un grand succès, car ils ont été les premiers à faire du design strategy. Leur ambition était que leur marque soit distribuée par Sephora à travers le monde (ndlr : Jahwa est actionnaire de Sephora en Chine). Herborist a été le début de notre succès en Chine, car tous les concurrents de cette marque sont venus nous voir, Herborist nous ayant fait une excellente publicité. Tout le monde a voulu faire partie de la China Beauty. Autre anecdote : en 2010, je rencontre le chairman d’un grand groupe chinois qui voulait qu’on l’accompagne sur la marque Chicedo. On a évidemment dit non, pour deux raisons : d’abord parce que la marque Sisheido était l’un de nos clients, et ensuite parce que nous pensions qu’ils pouvaient aller beaucoup plus loin que le simple copiage. Eh bien, deux ans plus tard, ils nous ont demandé de retravailler sur Chicedo pour faire naître une nouvelle marque : ce sera Chando. 

Vos relations avec les Chinois ?
E.P. J’ai toujours été bluffé par la qualité des relations que l’on a avec les Chinois. Par exemple, on a accueilli chez nous en France, au début de notre collaboration avec Herborist, un de leurs senior designers pour bien comprendre la culture chinoise et pour ne pas faire d’erreurs. Cela a été décisif d’un point de vue relationnel. Quand on a présenté la première fois nos créations au Comex d’Herborist, tout le monde s’est levé pour nous applaudir. J’apprécie beaucoup ce côté enfant, dans le bon sens du terme, avec tout ce que cela comporte de super positif. Même s’il ne faut pas cacher le fait que les Chinois peuvent se montrer assez brutaux avec l’argent : une approche assez américaine en fait.

Vous êtes également présent à Dubaï ?
E.P. Oui, on a monté il y a 10 ans notre agence de Dubaï qui marche très bien, et heureusement, car les affaires en Chine sont toujours un peu compliquées. Même si le business a repris, la tension Covid est très présente et freine l’activité. Je rappelle que nous avons 45 salariés en Chine répartis entre Shanghai, Canton et Pékin. À Dubaï, nous avons une équipe de sept personnes, essentiellement des consultants et des architectes, sachant que l’essentiel du travail en design est réalisé en France et en Chine. L’activité à Dubaï s’est bien développée notamment grâce à l’Arabie saoudite. J’apprécie par ailleurs beaucoup les relations que nous pouvons avoir dans le Middle East du fait de cette porosité entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte : chaleur et convivialité et une grande importance pour tout ce qui touche à la famille. D’autre part, la question de la spiritualité est importante, ce qui est passionnant.

Parlez-nous de centdegrés aujourd’hui 
E.P. Vous l’avez compris, l’internationalisation est quelque chose de très important pour nous. D’ailleurs, nous avons monté un bureau en Inde, à Delhi, il y a deux ans, dirigé par Gaëlle Doré (ndlr : qui est également responsable du bureau de Dubaï), et qui comprend cinq personnes. J’en profite pour dire que Gaëlle est désormais associée de centdegrés, tout comme Matthieu (ndlr : Matthieu Rochette Schneider, responsable de la Chine) et Valéry Christophe, notre directeur financier groupe. Au-delà de l’international, les gros changements viennent des activités que nous avons intégrées, comme Monkey Turnkey qui propose un full service allant de la conception à la fabrication dans le domaine de la cosmétique, à destination de l’Europe et du Middle East. Là, on travaille pour des gens qui ne sont pas nécessairement du métier et qui veulent pénétrer le marché. La structure Monkey Turnkey est pilotée par Sébastien Dauchez, qui en est également associé, et où centdegrés est actionnaire majoritaire. On a aussi investi dans une structure de communication digitale qu’on a aidé à se monter : Firstgen (communication digitale). On a également monté une équipe de production de films et photos. Tout cet ensemble nous permet de communiquer sur le concept de la brand factory, soit un ensemble qui rassemble tous les métiers de la marque. On sait construire une marque ex nihilo ou bien booster une marque en démarrant par le think, c’est-à-dire l’amont stratégique, en passant par la création puis en concrétisant via le manufacturing. À cela, on ajoute le digital qui permet aux activités nouvelles de se développer facilement et rapidement. Dernière activité en date, Keyi, dont le principe est de mettre à disposition de nos clients le savoir-faire occidental pour mieux optimiser leurs marques en Chine. 

Un message pour terminer ?
E.P. J’en parlais au début de l’interview : avec David on a eu une carrière apparemment linéaire, mais on a en fait beaucoup bougé, sachant que le monitoring de l’ennui créatif constitue un driver fort. C’est un peu un message à l’intention des entrepreneurs : écouter le marché c’est bien, mais s’écouter, comprendre ses envies, connaître ses lassitudes est très important, car cela pousse à aller de l’avant, à faire autre chose.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1260