Stéphane Allary, creative tech designer chez Landor & Fitch, nous parle de son métier ainsi que des nouvelles perspectives qu’ouvre l’intelligence artificielle dans le design.
Stéphane Allary, pourriez-vous présenter ?
S.A. Je suis creative tech designer depuis 10 ans. Ces quinze dernières années, je suis passé en agence de communication, digitale et de design, et suis chez Landor & Fitch depuis un peu moins d’un an. J’ai un Master information-communication et suis totalement autodidacte par ailleurs. Le métier de creative tech designer consiste à utiliser les nouvelles technologies tels les algorithmes ou l’intelligence artificielle (IA) en les combinant à la démarche « traditionnelle » du designer pour faire du design d’une autre manière, en utilisant de nouveaux outils, voire en fabriquant ses propres outils. Précisons que lorsque je dis design, c’est en incluant tout ce qui touche au visuel, à l’expérience, aux installations physiques dans le domaine du retail. Il s’agit d’aller explorer des choses qui ne sont pas explorables avec des outils standard.
C’est-à-dire ?
S.A. Ainsi, au lieu d’utiliser Illustrator pour créer un logo, je développe mon propre algorithme. Le creative tech designer dispose d’une double maîtrise, à la fois des sciences et des arts, ce qui se traduit en particulier par une sensibilité visuelle et de narration qui s’appuie sur une capacité d’apprentissage d’utilisation de différentes technologies. On s’appuie également sur des compétences de type ingénieurs ou experts qui nous permettent d’aller là où l’on veut. Deux exemples de ce que peut faire un creative tech designer : l’identité de Tchernobyl conçue via une démarche de design génératif qui permet de prendre en compte l’évolution de la radioactivité ambiante. Autrement dit, le logo évolue dans le temps en fonction du niveau de radioactivité ; dans le domaine de l’activation, et ceci au Vietnam, Lay’s a conçu une application qui permet de détecter quand les gens mangent des chips lorsqu’ils sont devant leurs écrans, et donc de couper le son et de passer en mode sous-titres.
C’est donc la fin des créations statiques ?
S.A. Oui. L’univers de la marque doit obligatoirement évoluer dans le temps, prendre vie et être connecté au monde via la data. Ce qui ne signifie absolument pas que le designer va disparaître, car les bases du métier sont plus que jamais indispensables : l’œil, la sensibilité, notamment. Nous sommes surtout dans une évolution d’outils qui ne saurait en aucun cas remettre en question l’intelligence du designer. D’ailleurs, je travaille la plupart du temps avec des designers pour mener à bien mon travail.
Ce sont quantité de nouveaux métiers qui vont apparaître dans le design ?
S.A. Précisons au préalable que le métier de creative tech a eu le vent en poupe il y a quelques années, en particulier dans les agences de communication. Ce métier revient aujourd’hui, mais avec des doubles profils, à la fois designer et expérimentateur de nouvelles technologies. Pour que d’autres nouveaux métiers apparaissent, il sera nécessaire de prévoir une période d’acculturation afin que soient bien compris les avantages et limites des nouveaux outils. Ceci étant admis, mon métier va ouvrir la voie à d’autres spécialités qui vont en particulier s’appuyer sur l’IA. Nous verrons arriver de nouveaux métiers comme curateur de dataset, prompt artist pour générer des images à partir de texte ou d’entraîneur d’images artificielles. Il y aura aussi des explorateurs d’espaces latents pour faire des moodboard ou proposer des tendances individuelles. Sans compter les répercussions auprès des responsables ESE qui vont devoir faire face à des enjeux assez costauds avec le développement de l’IA, enjeux écologiques, d’une part, car l’IA consomme beaucoup d’énergie, mais également enjeux sociaux, car il va falloir gérer les biais de genres, de provenance géographique, de religion, de provenance géographique, etc.
Quelles vont être les répercussions pour les agences ?
S.A. Il va falloir qu’elles maîtrisent l’ensemble de la chaîne de valeur de ces nouvelles façons de faire avec des compétences internes ou des partenaires solides. Et si les agences ne prennent pas le lead, elles courent le risque d’être leadées par des acteurs comme Google. Il faut que nous mettions les mains dans le moteur : nous devons avoir la maîtrise des nouveaux outils de la création. Ce sera progressif, mais cela viendra par vagues.
Comment se situent les Français dans cette optique ?
S.A. Les Français sont dans la moyenne et de toute façon, je n’ai pas l’impression qu’il y a des agences dans le monde qui ont pris le sujet à bras le corps. Chez Landor & Fitch nous nous y mettons avec la réelle volonté de mettre la main à la pâte. Précisons, cela dit, que nous sommes très bons en France dans l’IA en général – mais pas celui du design spécifiquement. D’ailleurs Facebook recrute beaucoup de Français dans le domaine de l’IA.
À ce propos, comment voyez-vous évoluer l’IA dans le design ?
S.A. Je vois cinq axes de développement. D’abord, l’automatisation avec l’optimisation des outils afin de faciliter les processus de production dans le design. Ensuite, l’accélération de création de visuels et de contenus. Puis, l’inspiration autour de l’espace latent, c’est-à-dire générer des idées auxquelles on n’aurait pas pensé. Il y a également tout ce qui touche à la face cachée de l’IA, pour créer des expériences utilisateur différentes en donnant aux ordinateurs la faculté de comprendre ce qui se passe. Enfin, dans un futur proche, que l’IA devienne vraiment intelligente et aille au-delà de la statistique ou de la mathématique. L’IA doit être capable de pouvoir raconter quelque chose, et pour cela il faut de la vraie intelligence. C’est pour cette raison que l’IA est très développée dans l’industrie et très peu dans le design : pas encore assez intelligente !
Votre vision du design français ?
S.A. En matière de design d’expérience dans les lieux physiques, nous sommes à la peine en France, contrairement aux États-Unis ou à l’Angleterre où les investissements sont importants. Nous sommes très frileux, peut-être pour des raisons culturelles et certainement pour des raisons budgétaires. Pour moi, le problème est davantage chez l’annonceur que chez le designer. Chez nous, mis à part dans le luxe, il n’y a pas cette envie et ces moyens d’innover et de briller comme les Anglo-saxons.
Un message pour terminer ?
S.A. Il y a une peur de certains designers de voir leur métier disparaître avec l’arrivée de toutes ces nouvelles technologies. Je veux dire que cette crainte est totalement infondée.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1248