Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement, en charge de piloter le plan France 2030, s’exprime sur sa vision du design et la contribution de ce dernier à la performance des entreprises.
Bruno Bonnell, pourriez-vous nous rappeler l’objet de France 2030 ?
B.B. France 2030 est partie d’une réflexion d’origine présidentielle dans le but d’organiser l’innovation non comme un investissement d’avenir mais comme la construction d’objets pouvant être utilisés comme supports de recherche, de prototypage, d’industrialisation, et également comme leviers de formation de ceux qui vont opérer les nouvelles technologies en France. Dix objets ont donc été sélectionnés, avec une thématique centrale qui est la décarbonation de l’industrie et des usages. Tout comme la révolution industrielle qui, avec la machine alimentée aux énergies fossiles, a été le transformateur d’une société passant d’un stade féodal à un système capitaliste, la révolution électrique aura comme conséquence une forte évolution sociétale avec l’utilisation d’énergies renouvelables permettant une même puissance que les énergies fossiles, et à laquelle il s’ajoute la dimension numérique. Dans cette optique, l’intention de l’État est d’abord de dérisquer les investissements dans ces technologies d’avenir, puis dans un second temps d’accélérer la performance de nos entreprises grâce à la maîtrise technologique acquise pour produire les biens et services qui s’y rattachent.
Vous parliez de décarbonation comme thématique centrale ?
B.B. En effet. Lorsque que l’on pense décarbonation, il convient de réfléchir en termes d’innovation mais aussi de demande sociétale. L’une des questions de fond est de pouvoir voyager sur de longues distances avec des impacts carbone les plus bas possibles. Ainsi, il faut être en mesure, par exemple, de générer de l’hydrogène sans impact environnemental, sinon l’on ne répond pas à la demande sociétale. Il s’agit donc d’une approche globale.
Tout cela suppose de nouvelles postures pour ce qui concerne la notion de performance ?
B.B. La mesure de la performance est clairement en train d’évoluer. On passe d’une vision économétrique de maximisation des volumes et d’optimisation de la production, à une prise en compte plus large, avec des éléments extra-financiers comme le sens, la qualité de vie, la capacité de résilience ou la sécurité. Cette chaîne de performance, France 2030 la traduit dans la capacité d’impact des décisions prises au niveau de l’État sur les bénéficiaires des subventions et prêts remboursables qui sont octroyés. Je suis persuadé que nous basculons d’une ère de la maximisation à celle d’une optimisation de la performance où les ressources sont limitées. On passe du toujours plus au toujours mieux. D’autre part, le profit à tout prix, les bas salaires systématiques, la recherche des matériaux les moins coûteux, tout cela doit changer pour aller vers un mix de performance plus sophistiqué prenant en compte de multiples variables. Enfin, le produit de type comète à durée de vie ultra courte se fera de plus en plus rare, du fait de la bonne gestion des ressources. Une caricature de ce produit comète qui vient immédiatement à l’esprit est le smartphone que les fabricants renouvellent constamment et dont 90 % des fonctions ne sont pas utilisées. Je suis persuadé que les cycles de vie vont s’allonger.
Quelle est la contribution du design à France 2030 ?
B.B. La pensée design est en fait ce que l’on appelait avant le génie humain. Une association de plusieurs compétences, allant parfois même jusqu’à la poésie pour proposer des solutions à une problématique donnée. L’outil design, par sa flexibilité et son potentiel, va faciliter cette nouvelle approche de la performance dont je parlais tout à l’heure. Par exemple, en matière d’éducation, on a longtemps pensé en termes de stocks et de silos : on utilise un stock de savoir comme un capital sur lequel on tire, et de surcroît, les compétences acquises doivent être calibrées pour répondre à des tâches parfaitement identifiées. Aujourd’hui, les métiers sont en transformation constante, certains disparaissent, d’autres apparaissent. Le savoir du moment n’est pas celui de demain. On va donc se diriger vers un savoir en flux permettant une adaptation permanente. Dans cet esprit, le design devient une valeur cardinale de l’information, au travers de méthodes, d’inspirations, de rôles modèles. Le design doit par conséquent être intégré dans toute formation découlant sur une fonction de production quelle qu’elle soit, industrielle ou culturelle. Comprendre les besoins, les demandes, les aspirations sociétales : tout cela doit devenir un réflexe. Le design est une méthode de travail qui vise à se poser les bonnes questions : si mon offre répond à une demande avérée, alors cela peut marcher, sinon il est probable que l’on sera dans le domaine de l’éphémère. Autrement dit, le design permet de se centrer sur les vrais besoins, et par conséquent priorise l’allongement de la durée de vie des produits. Le design est aussi un outil majeur de la pédagogie, car l’on ne fait pas vivre une société longtemps sous contrainte. Dans tout changement sociétal, il y a le déni, puis la négociation, la colère et enfin l’acceptation. Ce deuil social, en quelque sorte, le design sait parfaitement le gérer en proposant des alternatives plaisantes à ce que l’on avait l’habitude de faire ou d’utiliser. Le design peut grandement aider à changer d’habitudes de façon naturelle, sans pression inutile. Regardez comme certains pays développent des lieux avec des systèmes de ventilation (ndlr : issus du principe de la géothermie) qui évitent la climatisation, tout en étant plus sympathiques à vivre : là le design permet d’accoucher d’une société plus agréable et plus vertueuse. À l’opposé, un vélo électrique sans intégration du design, c’est-à-dire pour lequel il n’a pas été réfléchi aux différentes typologies d’utilisation et d’usage n’est pas voué au même futur que le vélo où le design a permis une réelle méthode d’approche applicative d’innovation.
Le design sera donc présent dans les appels à projets ?
B.B. Introduire le design dans chacun des appels à projets nous intéresse. Je dirai même que le libellé de l’appel à projets doit intégrer la notion du pourquoi. Faire de la technologie pour faire de la technologie n’est pas du tout ce que nous recherchons. Se poser la question du pourquoi de telle ou telle technologie, c’est déjà être dans une démarche de design. Puis, dans les réponses aux appels à projets, il convient de s’interroger sur ce que la démarche innovante apporte aux bénéficiaires. Par exemple, on aide des entreprises à s’équiper de nouveaux matériaux robotiques ou numériques. La question est de savoir en quoi cela va faire évoluer procédés et process. Un robot pour repeindre une voiture doit aller plus loin que la simple reproduction de la gestuelle humaine : réviser les process, c’est ce qui permettra, par exemple, de consommer moins de ressources. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment les entrepreneurs remettent en question leur process grâce aux investissements que nous finançons et en quoi l’impact de financement satisfait la demande sociétale initiale. Ce n’est pas être le meilleur qui importe, mais ce que l’on est capable d’apporter à la société. C’est en ce sens que le design est le père de l’innovation de rupture.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1233