Design : raison et passion

Christophe Pradère, CEO de BETC Design, nous livre ses réflexions sur la marque et le design.

Christophe Pradère, comment allez-vous ?
C.P. Bien, mais c’est compliqué en ce moment. D’abord, je suis fondamentalement quelqu’un de libéral mais avec une vision un peu anarchiste des choses. Disons que je me sens en quelque sorte plus corsaire que capitaine, avec cette idée permanente que l’éthique est une donnée permanente et fondamentale. Pour autant, je n’oublie pas la dimension du retour sur investissement, mais j’ai quand même l’impression qu’elle devient trop présente, trop structurante. J’avais rejoint le monde du design pour concevoir des objets vivants, pour m’occuper de près de leurs composantes anthropologiques. Pour moi, le mythe du design c’est une histoire où toute est animé d’une âme, humains et objets. 

Quelle est votre vision des agences et de la marque ?
C.P. Ma conviction est que quand on a une agence, il faut être dans l’implémentation créative et technique de ses visions stratégiques. Et que pour réussir cette application, il faut du staff. Le bon modèle économique n’est donc pas simple, car il faut être capable d’assurer la même continuité de service quel que soit le domaine où l’on agit. Cela signifie pouvoir disposer d’experts nombreux et qualifiés. Pour ce qui concerne BETC Design, je l’ai développée selon une approche holistique, c’est-à-dire en la centrant autant sur l’implicite que l’explicite. En d’autres termes, ce qui est important n’est pas tant la marque en tant que telle, mais les relations qu’elle entretient avec ses différents publics. Appelons cela l’expérience de marque. Il s’agit de bien faire et faire du bien, de combiner performance et acceptation de la composante symbolique. La marque contient deux dimensions : ce qui relève du registre rationnel, comme la compétence qui permet de proposer un certain type de produits et services et de les vendre à un prix donné, et, ensuite, ce qui relève de la dimension irrationnelle : ce que l’on croit et ce que l’on comprend de la marque. Attention, je dis bien irrationnel, pas non rationnel : je parle de la capacité puissante à rentrer dans la tête et le cœur des gens. En fin de compte, le designer est toujours en train d’articuler les principes de la réalité et de la vérité. Il doit faire en sorte que la réalité soit comprise et que la vérité soit crue. Quand on est briefé par un client sur la fameuse RTB (ndlr : Raison To Believe), l’obsession d’être dans le rationnel est souvent très forte. On se retrouve alors dans un processus qui ne s’appuie que sur des faits supposés objectifs (prix, performances, etc.) au risque de perdre une bonne partie de la puissance irrationnelle de la marque.

Comment voyez-vous évoluer votre métier ?
C.P. Précisons que le domaine de la publicité a, lui, déjà bien pris conscience des peurs que l’on peut cristalliser sur l’hyper consumérisme ou l’individualité forcenée. Aujourd’hui, du fait des crise que l’on a vécues et que l’on est encore en train de vivre, beaucoup d’agences se posent des questions sur leur activité  : comme faire différemment après avoir été obligé de pratiquer différemment ? Chez Absolut Reality, l’ancien nom de BETC Design, les quatre fondateurs (ndlr : Gilles Babinet, Clément Bataille, Jean-François Blanc et Emmanuel Cairo) avaient la volonté de bouger les ligne et d’être innovants. J’ai voulu garder cet esprit avec une quarantaine de personnes réparties en France et en Chine. D’autre part, je pense que le business évolue de façon à nous obliger à être sustainable au sens propre et figuré : une vision à la fois entrepreneuriale et tournée vers les valeurs d’usage. Il nous faut revenir à une pratique d’innovation et se situer en amont des phénomènes de consommation. En amont, il est possible de décrire de nouvelles aventures, qui, si elles rencontrent leur modèle économique, deviennent une réalité. En d’autres termes, générer une nouvelle vérité pour la rendre viable et pérenne. On parle beaucoup en ce moment de comment le design pourrait réinventer le monde. Pour ma part, le design n’invente pas le monde mais essaie plutôt de réconcilier les gens avec le monde. On est dans un monde systémique et productiviste qui a permis à beaucoup de personnes de voir leurs conditions de vie s’améliorer considérablement. Mais n’oublions jamais que l’individu n’est pas un système. Nous devons réfléchir en profondeur à la notion d’expérience et à son noyau qui est l’usage  : ce que l’on fait des choses et ce que les choses provoquent. Pour reprendre le titre d’un livre de Nicolas Bouvier, l’usage du monde concerne totalement le designer. Il y a bien sûr une dimension économique et transactionnelle sur tout projet design, mais on doit y amener la dimension culturelle, non exclusivement liée à la valeur matérielle. Une marque a intérêt à intégrer l’ensemble de ces dimensions : elle doit générer de la valeur et de la richesse avec un certain niveau de transcendance. Aller vers un système à la fois marchand et culturel.

Comment évoluent les liens entre clients et agences  ?
C.P. Ma conviction est que quand on a une agence, il faut être dans l’implémentation créative. Quand je parle à mes clients, j’aime comprendre la colère initiale qui leur a permis de catalyser une vision. Ce qui m’agace aujourd’hui, c’est l’idée d’établir une collaboration avec une marque ou un client, soit parce que l’on aura au préalable investi dans une démarche créative intense, injuste car non rémunérée, ou alors, que l’on se sera contenté d’une présentation artificielle et donc inutile. Je constate, par ailleurs, que plus les marchés s’accélèrent, moins on choisit bien son partenaire en design : il faut garantir le plus vite possible son investissement, au risque de payer très cher son erreur. N’oublions jamais qu’un retour sur investissement très rapide signifie aussi un retour sur erreur qui va à la même vitesse. Conséquence : les clients choisissent non pas un partenaire mais un projet. On gagne un client sur un projet précis et on n’arrive pas aller plus loin, à s’inscrire dans la stratégie profonde de l’entreprise. On est sur des modes de collaboration qui sont faussés au départ car tout est fait pour remporter le projet. Soyons juste, ce n’est pas le cas partout et parfois au travers d’un projet on va gagner une collaboration sur le long terme. Mais cette tendance à se focaliser sur le projet fragmente la pensée et empêche la réelle interaction du design avec l’entreprise. Bref, ne pas être choisi sur une démarche de fond me dérange. Être comparé sur sa vision et méthodologie est normal et légitime mais être seulement sélectionné sur la réponse créative et factuelle me paraît anormal. On ne va pas au restaurant en prévenant que l’on va d’abord tester le repas gratuitement pour savoir si on ira déjeuner ici. Les rapports de plus en plus utilitaristes entre clients et agences doivent changer, au bénéfice de chacune des parties prenantes. Ce phénomène systématique de pitch désagrège beaucoup de valeur et de rentabilité. Je crois bien plus à des relations longues et ouvertes, sur un principe de proactivité mutuelle. Il s’agit de se situer dans une démarche co-entrepreneuriale débouchant sur des réponses collectives. 

Un message pour terminer ?
C.P. Mon bonheur est qu’il y a actuellement une génération entrepreneuriale qui me donne beaucoup d’espoir. Notre salut ne viendra que des entrepreneurs et des intrapreneurs et ce qui me passionne est de bosser avec des gens qui ont une approche entrepreneuriale. 

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1232