Two Frenchies in New York

Laurent Hainaut, fondateur de Force Majeure, et Odile Hainaut, co-fondatrice de WantedDesign, nous font part de leur parcours.

Laurent Hainaut comment êtes-vous arrivé à New York ?
L.H. J’ai co-créé Raison Pure en 1988 et quelque temps après je quitte la France pour monter Raison Pure New-York, puis Force Majeure, agence qui démarre très vite dans le monde de la beauté, des parfums et spiritueux,  grâce à un savoir-faire spécifiquement français. Assez rapidement on a réussi à imposer notre style, notamment avec Unilever qui est devenu un client historique. Notre positionnement luxe et haut de gamme s’est matérialisé lorsque nous avons gagné une importante compétition pour Dove, ce qui a marqué réellement le développement de Force Majeure. La marque Dove était intéressée par notre vision premium de l’Europe et de la France. Précisions au passage qu’il y a beaucoup de design managers aux États-Unis, avec une grande sensibilité au premium tel que porté par la France. Dove voulait passer du stade de marque d’hygiène à marque de beauté avec l’introduction des body wash et des soins visage pour être en compétition avec des acteurs comme Nivea. Jusqu’en 2008, on est à fond sur la beauté avec des groupes comme Revlon ou Unilever, et des marques comme Dove qui nous sont très fidèles, quelque 22 ans après le début de notre collaboration. Pour l’anecdote, les chefs de produit de l’époque avec qui nous travaillions sont aujourd’hui sur des postes de direction et nous sommes toujours en contact avec eux. Pour ce qui concerne l’activité, Force Majeure comprend 25 personnes auxquelles s’ajoutent des partenaires qui sont sélectionnés en fonction des projets. Nous réalisons un chiffre d’affaires de 10 millions de dollars. Globalement l’agence se porte bien et n’a pas été confrontée à des difficultés importantes. L’arrivée du digital nous a cependant demandé une adaptation très rapide. D’autre part, on ne scinde pas design et communication. On est dans une approche intégrée en maîtrisant toutes les composantes du produit. Enfin, il faut avoir à l’esprit que l’une des valeurs américaines est la fidélité de la relation entre une marque et son agence et la compréhension du fait que l’on ne construit pas une marque en cinq minutes. Enfin, et c’est important, il n’existe pas, ou alors très peu, de compétitions non rémunérées aux États-Unis. Ce n’est pas du tout inscrit dans la culture anglo-saxonne (ndlr : contrairement à la France, malheureusement).

Pourquoi avoir créé Force Majeure à New York ?
L.H. Parce que dans notre métier, New York était, et est toujours, le centre du business de la côte Est. Et puis, c’est une ville de rêve, surtout lorsque l’on a 30 ans, et aussi une ville où l’on rencontre le monde entier. J’ai ainsi pu embaucher des designers qui venaient de partout. Au même moment, en France, il y avait beaucoup moins de diversité. New York est un véritable melting pot culturel et on accède facilement à des modes de pensée différents. Mes clients sont internationaux et mon équipe l’est aussi. C’est facile à New York. Pour Dove, on a pu tout de suite commencer à travailler dans une perspective internationale, y compris l’Europe, puis plus tard l’Asie. Cette dimension multiculturelle m’a séduit puis a largement contribué à me faire rester dans cette ville.

Le métier de designer ou de patron d’agence est-il différent aux États-Unis et en France ?
L.H. De façon générale, d’après ce que j’ai pu constater, les relations entre dirigeants et collaborateurs d’une agence se basent exclusivement sur la confiance. On ne triche pas car les lois sont simplifiées à l’extrême : on peut partir quand on veut ou se faire virer n’importe quand. Donc, si l’on veut nouer une relation sur la durée, cela passe forcément par la confiance. C’est la règle. Autre élément qui a changé ma vision du management : le fait de pouvoir partager des choses que je ne connaissais pas, et je reviens là aux aspects culturels. Le poids de la culture peut nuire, peut vous figer dans certaines attitudes. Quand je suis arrivé à New York, je n’ai surtout pas cherché à m’intégrer dans la communauté française, et d’ailleurs je n’ai pas travaillé pour des marques françaises pendant 15 ans. J’ai surtout cherché à apporter mon savoir-faire et ma vision mais aussi la volonté de me mélanger. L’art de vivre à la française se combine très bien au spectacle et au monde de l’entertainment. La culture du design français à New York c’est le raffinement mixé à la façon de vivre américaine. Cela amène le design à rencontrer du rêve et un certain narratif. Mais pas du narratif compliqué, alambiqué.

Comment travaillez-vous et quelles sont vos ambitions de développement ?
L.H. On fait tout à partir de New York mais on travaille avec des partenaires dans le monde entier, Europe, Asie et Amérique du Sud. On a l’habitude d’agir à l’international et de jongler avec les fuseaux horaires. L’adaptation avec les créatifs s’est passée de façon très fluide : le confinement n’a pas eu de répercussions. Sur le principe, nous demandons une journée en présentiel et le reste s’effectue sur la base du volontariat. On a cependant donné aux directeurs création et commerciaux la possibilité d’organiser des meetings en présentiel lorsque c’est nécessaire. Concernant nos ambitions, notre croissance passe par l’intégration des métiers de la communication. Depuis 2019 on a monté un studio photo pour répondre à des problématiques digitales puis de campagnes. On veut être en capacité d’assurer la direction artistique d’une marque tant sur le design que la com. Dans ces conditions, l’on se retrouve sur un amont très stratégique et on a la possibilité de se trouver face aux dirigeants.

Envisagez-vous de revenir en France ?
L.H. Je n’ai aucune envie de revenir en France, en tout cas pas pour bosser. Mais je veux développer les relations avec des marques françaises. On a travaillé avec Rochas il y a un an et nous avons des projets en cours pour d’autres marques françaises. 

Quelle est votre vision sur le design nord-américain et européen ?
L.H. Je regarde bien sûr ce que font les agences françaises, mais je ne connais plus vraiment leur approche. Je suis plutôt confronté aux agences anglaises qui sont nos vrais concurrents, du moins sur un plan international car en France les acteurs du luxe font appel aux agences françaises. 

Un message pour terminer ?
L.H. Le sujet est galvaudé mais la responsabilité de nos métiers est grande en ce qui concerne le développement durable. Je constate que les nouvelles générations de designers réussissent ce que nous n’avons pas pu ou voulu faire : pousser les marques ainsi que les consommateurs à évoluer. Ensuite, la joie de se retrouver après la pandémie : j’y suis très sensible, sachant que beaucoup de personnes ont été choquées par cette solitude imposée et en ressortent affaiblies. On doit travailler là-dessus. Mais quel vrai plaisir de tous se retrouver, y compris avec nos clients qui sont très demandeurs de moments de partage. ■

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Odile Hainaut, quel est votre parcours new-yorkais ?
O.H. Je suis arrivée à New York avec Laurent dans le cadre de Raison Pure. On a ouvert la galerie R’Pure en 2007 avec une plongée dans le monde du design et plus précisément du room accessories (ndlr : décoration et design d’intérieur) qui ne faisait pas du tout partie de la culture américaine de l’époque. Il n’y avait pas à New York de médias spécifiques ou de boutiques dans ce domaine. Le design d’intérieur à New York c’était depuis 35 ans plutôt l’affaire de l’ICFF (ndlr : International Contemporary Furniture Fair, propriété de Emerald Expositions Design Group) avec quelques tentatives de créer un off à l’image de Paris ou Milan dans des quartiers comme Soho, lieu historique du design new-yorkais avec ses show rooms de marques italiennes. Notre axe avec R’Pure a été de parler du design français, et là on a bien vu que les gens ne le connaissaient pas du tout. On a donc voulu établir un pont entre France et Amérique et on a organisé des évènements au même moment que l’ICFF, qui ont rencontré un réel succès. Ensuite, lors d’un échange avec Claire Pijoulat, à l’époque directrice marketing de Roche Bobois aux États-Unis, nous constatons que nous avons les mêmes envies et projets et surtout le désir de créer un évènement culturel avec l’espoir que cela devienne une véritable design week américaine. 

C’est donc la création de WantedDesign ?
O.H. Oui : nous créons WantedDesign avec Claire, à Chelsea, et on communique à fond avec sur le côté renégat, brutal mais désirable de la marque (ndlr : créée par Force Majeure). En mai 2011, on monte notre premier salon avec le soutien de quelques entreprises. On voulait notre French touch et on a décidé de se faire rencontrer exposants et visiteurs dans un petit bistrot au sein de l’évènement pour associer culture et commerce, c’est-à-dire prendre le temps de raconter l’histoire des marques et des créateurs. Bref, ralentir la course new-yorkaise. On a travaillé sur trois axes majeurs : exposer, démontrer les savoir-faire (comment sont faits les produits) et pouvoir échanger de façon à la fois informelle mais proche. Autre point : on a aussi voulu parler du design américain et on a découvert à cette occasion une scène incroyable et très dynamique. Une génération de designers américains très différents du modèle français où l’on va à l’école, puis on crée, puis on cherche à se faire éditer. Aux États-Unis, la plupart des écoles de design apprennent aux étudiants à fabriquer. Il s’agit notamment de former des spécialistes capables de répondre aux besoins des architectes et décorateurs qui sont les premiers clients des designers. Aux États-Unis, quand on a de l’argent, on délègue tout aux architectes et architectes d’intérieur qui livrent un lieu clé en main. Et c’est un énorme marché. Les architectes et décorateurs ont donc besoin de trouver des petits studios en mesure de fabriquer ou customiser en petite série. Bref, Claire et moi sommes arrivées au bon moment, et nous avons a été soutenues par cette génération de designers américains. Et également par des personnalités comme, par exemple, Antoine Roset mais aussi des éditeurs, architectes, professeurs. Et aussi des designers français ou l’ENSCI – Les Ateliers. 

Où est en WantedDesign aujourd’hui ?
O.H. En 2013, la mairie de New York décide de créer une design week officielle, la NYCxDESIGN, et nous sommes invitées à faire partie du comité de pilotage avec l’ICFF, des musées, des écoles et des organisations professionnelles pour aider à construire une design week sur un modèle spécifique. Dans le même temps un promoteur immobilier spécialisé dans l’acquisition de buildings à rénover vient de racheter un ensemble de 16 immeubles à Brooklyn, Industry City, avec l’ambition de devenir un écosystème de la création. On dispose là d’un espace immense et en 2014 on fait un évènement spécifique en parallèle de la design week, l’Industry City Design. On en profite pour installer nos bureaux à Industry City et on ouvre également une boutique de type concept store, ce qui fait que nous mettons un pied dans le retail. Tout cela permet au grand public de découvrir nos sélections. On a donc grandi avec un pied à Manhattan et un pied à Brooklyn. Un lieu où l’on se croise, Manhattan, et un lieu où l’on produit, Brooklyn. On n’aurait jamais pu faire tout cela aussi facilement en France. Tout est très rapide à New York, et aux États-Unis en général : on organise un meeting, et s’il y a intérêt mutuel, on y va. C’est direct et rapide. Et quand c’est pertinent et honnête, cela fonctionne. C’est comme cela que nous avons gagné la confiance de l’industrie. WantedDesign est désormais une famille, et il y a une fierté de faire partie de la famille Wanted. Enfin, après 10 ans d’existence, on a souhaité trouver un partenaire et en 2019 ICFF rachète WantedDesign Manhattan – précisons que nous demeurons propriétaires de toutes les autres activités Wanted. Nous sommes donc consultantes et DA de WantedDesign Manhattan quelques mois avant la pandémie ! On ne voulait surtout pas rester sans rien faire et on a conçu un format close up de type TV show en créant un studio spécifique à Industry City et on fait un mix de d’enregistrements en live et ça a très bien fonctionné. Les marques étaient contentes. En mai 2022,  on est revenu 100 % en physique sur WantedDesign Manhattan avec une capsule au sein du salon ICFF qui a eu lieu au New York’s Javits Center. Notre objectif est de bien marquer la particularité et la spécificité de WantedDesign Manhattan au sein d’ICFF : nous ne sommes pas des concurrents de Milan ou de Paris. Nous sommes la design week de New York, qui se veut être une plateforme internationale couvrant l’ensemble de l’Amérique du Nord et encourageant les designers américains à travailler leur marché de la façon la plus créative et efficace possible. 

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1243