Airbus : design on air

Bruno Saint-Jalmes, chief designer d’Airbus, nous explique sa vision du design et la contribution de ce dernier à cette industrie complexe.

Bruno Saint-Jalmes, quel est votre parcours ?
B.S.J. J’ai fait une prépa scientifique, puis l‘Ensci, puis un 3e cycle à l’ISAE-SUPAERO et enfin un BoostCamp Certificate à Cambridge il y a une dizaine d’années. On peut dire que je suis un pur produit de l’école française, cependant marqué par l’esprit des universités anglo-saxonnes, très orientées business où l’on travaille en petits groupes en présentant ses travaux à des professeurs qui ont pratiquement tous d’autres activités professionnelles (dirigeants, investisseurs, etc.). Petite remarque, au passage : en France on a des écoles d’élite, mais à l’étranger le terme « élite » ne veut rien dire parce que sont davantage pris en compte les aspects liés à l’humilité et à la compétence opérationnelle. Cela dit, il y a longtemps que je n’ai pas échangé avec des écoles françaises mais je pense pouvoir dire que les métiers du design changent et que les écoles françaises ne changent pas assez vite. Et puis, de toute façon, je préfère le terme « expérience » à celui de design, qui me semble plus complet. Et je ne sais pas si en France on est bien câblés pour cela. Pour en revenir à mon parcours, j’ai commencé chez Peugeot avec Gérard Welter avec qui je suis toujours resté très proche. Puis, Matra m’a sollicité pour travailler sur des monospaces à la suite d’Antoine Volanis et j’ai eu la chance de rencontrer Jean-Luc Lagardère. À cette occasion, je lui ai dit que mon rêve était l’aéronautique  : comme il envisageait de racheter Aérospatiale, il m’a proposé de travailler sur l’ATR pour dessiner une nouvelle cabine. Ensuite, Claude Terrazzoni, le patron d’Aérospatiale, m’a proposé de venir monter un offre design et je suis parti chez SOCATA pour redessiner les avions, avec un budget et une petite équipe pour comprendre ce que c’était de travailler en mode agile. J’ai également travaillé sur le TBM aux USA où j’ai notamment rencontré Ray Dolby (ndlr : Ray Dolby est un ingénieur américain, inventeur du système de réduction des bruits et fondateur des laboratoires Dolby). Ces expériences m’ont permis de connaître le design to cost. Après cela, je suis revenu pour travailler sur l’A3XX qui est devenu l’Airbus 380. On a alors créé la Large Aircraft Division ou le design était organisé de telle façon qu’il avait un lien étroit avec le marketing et l’engineering. On a voulu comprendre le besoin non-dit des compagnies aériennes pour proposer les meilleures solutions de cabines. J’ai ainsi pu apprendre à écouter un client car, souvent, il ne sait pas exprimer son besoin et le designer doit comprendre le non-dit. On a mis des moyens en place chez Airbus pour comprendre le besoin  : on a des outils incroyables qui facilitent le dialogue avec les clients. Une fois que l’on a compris le besoin on le formule sous forme de produits et services. J’ai travaillé sur les cabines d’avion mais aussi sur l’avant des avions, où les contraintes techniques sont particulièrement fortes. On a créé un plateau avec les équipes respectives et on a travaillé ensemble. Ce travail collectif a abouti, notamment, au A350 qui est un avion exceptionnel, sans doute le meilleur au monde, et je ne dis pas ça parce que je travaille chez Airbus ! Le confort, la pressurisation, le niveau sonore sont exceptionnels. Thomas Enders, le président d’Airbus m’a dit qu’il avait compris l’importance du design. C’est pour cela que je suis parti en 2013 en Allemagne, au siège du Groupe à Munich, pour développer le design pour toutes les activités d’Airbus. Depuis 2017, je suis chief designer d’Airbus, basé à Hambourg.

Comment se positionne votre rôle de designer chez Airbus ?
B.S.J. Il y a deux types de rôles chez Airbus : vous êtes soit manager soit expert. Moi je suis executive expert et je rapporte au board, au CTO d’Airbus. Ma mission est d’exprimer la tendance technologique de là où il faut aller. On est une dizaine d’experts à faire cela dans le groupe. Ce qui m’intéresse est de comprendre à quoi vont ressembler les nouveaux produits et dans quelle direction il faut se diriger : doit-on être plus digital ? Est-ce que demain le voyage commence à la maison via une application ? D’où va-t-on tirer des revenus de la chaîne de valeur de mobilité ? Je pense que nous devons devenir des fournisseurs de contenus. Et cela va beaucoup plus loin que le seul design qui souvent n’agit que sur le style. Cela signifie que, nous les designers, devons être capables de présenter le business model derrière chaque préconisation. Je travaille dans un climat de grande proximité avec les processus stratégie et ventes. Certains clients me demandent même de réfléchir avec eux sur de nouvelles approches économiques. J’ai d’ailleurs réécrit ma job description et je voudrais que mon titre soit désormais « chief global experience & design », car, comme je soulignais tout à l’heure, pas de design sans expérience. Sur le plan de l’organisation, il y a environ 120 designers produit chez Airbus mais les interférences avec le design concernent 5 000 personnes dans le domaine des cabines. Je signale que l’on perd des designers en ce moment. Des gens talentueux, dont beaucoup de Français, nous quittent parce qu’ils veulent aller dans l’industrie du luxe, en France, là où « ils ont tout compris ». Ils ne partent pas pour gagner plus (ils vont souvent gagner moins) mais ils veulent comprendre pourquoi et comment ces marques de luxe font pour créer des histoires si fortes. 

Les histoires fortes sont importantes aussi dans votre métier ?
B.S.J. Bien sûr : c’est pour cela que je veux des propositions de matériaux purs et vivants pour la première classe. On va certainement y arriver. Et je mise beaucoup sur le luxe à la française, synonyme d’authenticité, de brand et d’expérience. J’ai en tête ce luxe dont les Français sont les experts et que personne ne sait faire ailleurs dans le monde. Quand on fait une première classe, on travaille avec un architecte d’intérieur français qui va amener les tendances d’un appartement parisien. Ou alors, je vais voir un verrier ou un parfumeur pour dessiner toute une ligne de toilette qui sera une véritable expérience et que le passager garde ensuite comme le signe d’un savoir-faire à la française, de l’art de vivre à la française. Et le passager à haute contribution à qui l’on a vendu une expérience forte revient forcément. Je suis un designer de produit mais je deviens vraiment designer d’expérience. Pour les hélicoptères, on a fait un intérieur d’Aston Martin : deux ans d’attente tellement le succès est au rendez-vous. Je crois beaucoup à l’alliance des savoir-faire dans le domaine du luxe. On pourrait faire un produit cabine de type DS Automobiles si le style DS n’était pas si extravagant.

Que pensez-vous de l’aircraft bashing qui paraît de plus en plus soutenu ?
L’aircraft bashing m’énerve. On ne va pas en train de Paris à Singapour. Le TGV c’est bien, mais connaît-on vraiment bilan global carbone d’une ligne TGV ? Vous ne pouvez pas imaginer combien on investit dans de nouvelles technologies en matière de décarbonation. Notre patron, Guillaume Faury, a une vision très nette en la matière et l’on doit s’inscrire dans un écosystème sur lequel nous travaillons intensément. 

Comment percevez-vous le design français ?
B.S.J. Je suis un peu déconnecté du design français hormis celui de l’automobile. Il y a beaucoup de grands designers français dont on ne parle pas et c’est très bien. Il n’y a pas que Paris et ce n’est pas bon pour le design français de voir tous ces designers qui passent leur temps à se montrer dans les médias. Pour mes clients, le design français c’est l’élégance, le raffinement. Je fais visiter à Paris les agences de certains designers avec les clients d’Airbus et on sent qu’il y a une âme. Pour moi, le design français ce n’est pas unetelle ou untel mais une façon de voir et de faire, sans se mettre en avant. De façon générale, vu de l’étranger, les Français sont arrogants, et pour moi ce n’est pas du tout négatif. Cela signifie que nous sommes capables de penser et de reformuler un problème avec plus d’ouverture d‘esprit et un scope beaucoup plus large que d’autres. On ne se contente pas de la réponse contenue dans la question. Alors oui, on peut trouver les Français arrogants, mais il n’y a qu’eux qui sont réellement capables de faire du design to cost !

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1235