Rencontre avec Thierry Lehmann, design manager chez Manitou, entreprise française de référence au niveau mondial en matière de manutention, élévation de personnes et terrassement.
Thierry Lehmann, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis designer industriel de formation. Passionné d’automobiles, j’ai toujours voulu faire du design. Mais dans les années 1980 il fallait un bagage technique pour faire du design industriel. J’ai donc suivi un DUT génie mécanique puis suis entré en 1989 à l’ESDI (ndlr : École supérieure de design industriel créée par Jan-Lin Viaud dont nous saluons ici la mémoire). Ces années d’études parisiennes furent pour moi comme une révélation : l’école de design, la culture, l’ouverture au monde. Je me souviens parfaitement de mon projet de diplôme, qui se déroulait en même temps que l’émergence de Nintendo et Sega, et qui consistait à proposer un objet qui soit à la fois un cahier personnel et un journal intime, le tout ressemblant à un appareil photo dans lequel on pouvait insérer des clés numériques selon les besoins. Sony France a même utilisé mon projet pour faire la promotion du MiniDisc et m’a accompagné tout le long de mon diplôme. Après cela, je suis entré en 1994 chez Diedre Design où j’ai rejoint François Buron. Là, j’ai vraiment appris mon métier de designer industriel et y suis resté jusqu’en 2001, en intervenant essentiellement dans les domaines du sport et de l’automobile. Par la suite, je rentre en contact avec Manitou car l’entreprise cherchait à intégrer un designer, travaillant à l’époque avec un designer extérieur, Gérard Godfroy. J’ai eu quelques hésitations avant d’accepter le poste car j’avais peur du changement par rapport à une agence de design, mais la rencontre avec les dirigeants m’a fait changer d’avis. J’ai donc démarré chez Manitou en 2002 avec comme mission structurer une organisation interne de design.
Que représente Manitou et quelle est votre mission ?
Avec ses trois marques – Manitou, Gehl et Mustang by Manitou – l’entreprise est l’un des leaders mondiaux dans les domaines du levage, manutention de personnes et terrassement, avec 4 600 salariés répartis sur dix sites de production. Nous réalisons un chiffre d’affaires de 2,1 milliards d’euros, dont 79 % à l’international. L’une de nos particularités est notre actionnariat familial français, très présent et actif au sein du groupe. Nous fabriquons, concevons et distribuons nos matériels. Nous sommes historiquement mécano-soudeurs, et tout ce qui concerne plastiques et tubes est par conséquent conçu chez nous mais sous-traité. Idem pour les moteurs pour lesquels nous étudions cependant toutes les caractéristiques nécessaires. Nous avons en permanence 400 modèles en catalogue qui se vendent de quelques milliers d’unités par an à quelques dizaines, mais toujours avec une très forte exigence en termes de produit. Je voudrais souligner, au passage, que le métier de design industriel a bien évolué. La dimension esthétique représente 20 % de notre action, mais intègre d’autres piliers tout aussi importants tels la stratégie, l’ergonomie (ndlr : par exemple, le Joystick Switch and Move, ou JSM, avec un brevet de forme du fait de la posture particulière de la main), la structuration de l’identité de marque ou la mise œuvre du design thinking. J’ai une mission de proposer une vision à trois ans de Manitou et de ses marchés assortie d’un plan de développement du design. L’équipe design comprend deux designers et un maquettiste prototypiste. En parallèle, nous sommes en train de monter un FabLab pour faciliter et accélérer l’évolution des postes de travail et l’amélioration de la conception des machines. Enfin, soulignons que chez Manitou la stratégie est de mettre un fort accent sur la digitalisation et les machines connectées, ce qui implique évidemment une action du design.
Quelle est la stratégie de Manitou pour les prochaines années et quelle est la place du design ?
Nous sommes une entreprise avec des produits de type premium. Notre volonté est d’être la référence à la fois pour nos clients et la concurrence. Nous cherchons donc à dépasser les attentes de nos clients en accompagnant les produit avec des services associés, comme des applications qui facilitent la vie de l’utilisateur ou du client. Depuis 2021, l’un de nos objectifs majeurs est la transition verte. Nous avons commencé à développer beaucoup de nouveaux produits à motorisation électrique dans un souci de zéro émission, même si la chaîne de valeur de la batterie reste à aujourd’hui à optimiser. On travaille également sur l’hydrogène – en précisant que le design n’est pas le leader de ces réflexions portées par l’innovation – avec une grosse réflexion sur les usages comme, par exemple, la mise à disposition de l’hydrogène sur les chantiers. Et puis, si nous menons des réflexions sur les écosystèmes liés à l’usage, nous n’en oublions pas pour autant le produit et présenterons bientôt un concept-truck. Autre point très important : la sécurité des hommes, des machines mais aussi des écosystèmes – c’est-à-dire comment gérer au mieux la coexistence entre nos machines, des machines concurrentes et les hommes sur un chantier. Et cela passe évidemment beaucoup par le digital. Pour information, nous avons fait travailler un groupe d’étudiants de l’École de design de Nantes Atlantique, sur les sujets de la réalité augmentée ou des objets connectés.
Votre vision du design ?
D’abord se poser des questions sur les grands enjeux de civilisation pour pouvoir les décliner sur les produits et services sur lesquels on travaille. Viennent ensuite les réflexions sur l’amélioration du quotidien. Et puis, n’oublions pas la notion d’esthétique industrielle même si, bien évidemment, le design est beaucoup plus que cela. Pour terminer, je dirais que le designer doit en permanence se poser des questions éthiques, parce que, finalement, c’est ce qui fait le cœur du métier.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1182