Black[Foundry] = Type+Tech

Rencontre avec Jérémie Hornus et Grégori Vincens, co-fondateurs de Black[Foundry], agence de création de polices de caractères, autrement dit une fonderie.

Jérémie Hornus et Grégori Vincens, quels sont vos parcours respectifs ?
J.H. Je suis scientifique de formation (biologie) mais ai toujours eu une appétence pour l’art. J’ai donc démarré une formation de typographie et de calligraphie au Scriptorium à Toulouse – où j’ai appris à entièrement dessiner la typographie à la main. Ensuite, j’ai suivi un Master of Art in Type Design à Reading pendant un an, ce qui m’a permis découvrir d’autres cultures typographiques et notamment l’écriture éthiopienne avec l’un des participants du Master. Là, j’ai vraiment appris ce qu’était une police de caractères, notamment dans une approche industrielle. J’ai ensuite travaillé chez Dalton Maag, puis suis rentré en France où j’ai rencontré Gregori Vincens sur l’aventure FontYou et, en suivant, nous avons développé Black[Foundry] en 2014.
G.V. J’ai suivi le cursus design graphique et communication visuelle, spécialisation typographie, à l’École Estienne, dans une forte tradition latine et humaniste de la typographie. Une fois mon DSAA (ndlr : Diplôme supérieur des arts appliqués) obtenu, j’ai effectué un post-diplôme à l’Atelier National de Recherche Typographie où je me suis confronté à l’école suisse de la typographie. En sortant, je me suis orienté vers l’enseignement en intervenant à l’ECV, Esad d’Amiens, puis Penninghen. En parallèle, j’ai été designer typographe chez Dragon Rouge. En 2001, je décide de créer 4uatre, une agence de branding. En 2010, l’envie me prend de faire un MBA à HEC où je découvre les joies de la stratégie et du management. Cela me conduit à créer Fontyou, première plateforme collaborative en matière de typographie, qui a décollé rapidement mais sans réussir vraiment à trouver son modèle économique. Enfin, la rencontre avec Jérémie Hornus amène à la création de Black[Founry], que nous développons en tant qu’associés.

Parlez-nous de Black[Foundry]
J.H. Nous nous définissons comme une agence « Type+Tech » qui allie design et ingénierie, c’est-à-dire l’aspect visuel et le logiciel qui le porte. Notre activité consiste à la fois à réaliser des fontes custom (ndlr : création de typographies à la demande) et sur étagère, ce second volet consistant à développer des collections de fontes – 30 par an environ – qui sont vendues sous licence. Nous coexistons avec les poids lourds de la fonte sur étagères que sont Adobe ou Google Fonts, mais cette activité ne représente que 10 % de notre chiffre d’affaires. Nous disposons également d’une activité de R&D, en toile de fond, sur laquelle nous investissons en permanence (par exemple des moteurs de rendu en collaboration avec l’Inria).
G.V. En effet, le gros du business consiste en des marques qui viennent nous voir lorsqu’elles sont en phase de rebranding et quelque fois en amont de cette phase. Nos interlocuteurs sont les agences ou directement les annonceurs. Précisons que lorsque nous parlons de typographie, cela recouvre deux champs : l’identité de l’entreprise, mais aussi la déclinaison de cette typographie quel que soit le support, physique ou numérique, en assurant une parfaite lisibilité – comme c’est le cas avec Renault ou Ikea. S’ajoute à ces deux aspects la dimension multiscripte, c’est-dire générer les mêmes impacts quelles que soient les écritures. Disons-le modestement : nous sommes actuellement avec Monotype l’une des agences les plus avancées sur le sujet !

Quel est votre objectif ?
J.H. Black[Foundry] comprend aujourd’hui une dizaine de personnes auxquelles s’ajoutent des freelances partout dans le monde, comme en Chine. Précisions que nous disposons d’un développeur intégré spécialiste de Python. Nous avons des ambitions à l’international et en particulier couvrir plus efficacement les marchés asiatiques.
G.V. Nous représentons un écosystème d’une trentaine de personnes suivant les projets. Pour une efficacité maximale, notre fonctionnement a intégré les méthodes Scrum, Agile et Lean. Nous avons réalisé en 2019 un chiffre d’affaires de l’ordre 1,4 millions d’euros. 

Comment voyez-vous évoluer votre marché ?
G.V. D’une part, il y a un marché de niche de type BtoBtoB avec les fontes sur étagères qui doit représenter quelques centaines de millions de dollars dans le monde et que se partagent quelque 300 fonderies. Le marché custom, la fonte identitaire, logiquement adossé celui du branding, est en développement car tous les grands groupes estiment important de disposer de leur propre identité typographique. Ne sous-estimons pas, non plus, le fait qu’une fonte identitaire permet de s’affranchir de licences qui deviennent très coûteuses pour une marque mondiale. 
J.H. Et puis, le marché de la fonte embarquée dans un device est en très forte expansion. Nous sommes là dans le domaine de l’écriture digitale de l’information. D’autre part, on réfléchit à simplifier le système de tarification des licences, aujourd’hui complexe, en travaillant davantage en fonction des usages, pour mieux l’adapter aux besoins et contraintes des clients.

Votre vision du design français ?
J.H. Depuis quelques années, il y a un renouveau de la typographie en France. Nous attirons même des designers européens, voire américains. Autant dire que nous avons aujourd’hui belle scène typographique française.
G.V. Précisons cependant que nous n’avons pas en France la culture typographique hors professionnels qui peut exister dans les pays anglo-saxons. On est plutôt dans une culture d’image, d’affichistes, de direction artistique. On cite d’ailleurs rarement un grand typographe en France.

Un message en particulier pour terminer ?
J.H. La fonte ce ne sont pas que de jolis glyphes mais aussi, et de plus en plus, des enjeux technologiques majeurs.
G.V. D’abord, j’aimerais bien voir des typographies un peu plus en plein. Ensuite, je tiens à dire que la typo est hyper simple quand elle est prise de la bonne façon, et peut s’avérer totalement jubilatoire. La typo, finalement, c’est très cool.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1167