Anne Marie Boutin, hussard bleu du design

Décédée à l’âge de 79 ans, la fondatrice de l’Agence pour la promotion de la création industrielle (APCI) n’a jamais cessé de défendre le design pour tous et les designers français.

Jusqu’au bout. Mi-novembre, Anne Marie Boutin, affaiblie par le cancer, s’est déplacée jusqu’au studio de Patrick Jouin. Pour visiter le designer qu’elle avait vu naître à son métier à la fin des années 1980, alors qu’elle dirigeait l’Ensci-les Ateliers. Pour constater l’état d’avancement de la scénographie de l’Observeur du design 2018 qu’il a co-imaginé et qui prendra bientôt la route pour une exposition itinérante. « Son état d’épuisement était effrayant, témoigne Patrick Jouin, ami et soutien indéfectible. Mais elle utilise ses derniers instants, son dernier souffle pour cette idée admirable. Elle avait ce courage. » Créé en 1999, l’Observeur est la partie émergée de l’APCI (Agence pour la promotion de la création industrielle) qu’elle avait fondé pour vanter la discipline, dévoiler son processus. Son exposition d’objets, de produits de grande consommation, de services, qui tourne dans le monde entier, est la vitrine didactique et grand public d’un design industriel français au service de la valeur ajoutée. Pour l’utilisateur final comme pour le producteur. Les étoiles de ce prix international du design seront décernées ce mardi 5 décembre au Centre Pompidou. Sans Anne Marie Boutin. Sisyphe du design français, elle s’est éteinte le 20 novembre.

« Je ne m’y attendais pas, avoue Antoinette Lemens du cabinet Lemensearch. Elle ne lâchait rien, jamais. Elle semblait si forte… » Beaucoup pensait la croiser encore lors de cette célébration annuelle qui rassemble entreprises et designers de tous horizon. La fête s’est doublée d’un forum « Design mode d’emploi », qu’elles avaient conçu toutes les deux en 2012, et réalisé en partenariat avec France design éducation (FDE) et l’Association nationale des écoles d’art (ANDéA). Mettant en relation jeunes designers et entreprises, il se tiendra lui aussi le 5 décembre pour sa cinquième édition. Si prisé qu’il doit refuser des inscriptions. Le fruit d’un travail au long court, toujours recommencé, amélioré.

Tranchante et pétillante

Petite, aux yeux bleu gris acier qui pouvaient se faire tranchant comme pétillants – quand une idée nouvelle l’aiguillonnait -, Anne Marie Boutin était « pugnace, très combattive, se souvient John Palacin, ancien conseiller d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif jusqu’en 2014. A la mesure de l’intensité de son engagement. » Constant, total depuis plus de trente ans. En 1983, l’ancienne directrice des études de l’ENA puis chargée de mission auprès de son directeur, crée l’APCI, à l’initiative des ministres chargés de l’industrie et de la culture. Ses bureaux sont installés dans le bâtiment de l’Ensci – les Ateliers, près de Bastille et déjà, elle sollicite les étudiants, les fait travailler sur des concours comme celui sur les Arts de la table pour lequel Antoine Fritsch avait été sélectionné. « C’est par l’APCI que je l’ai rencontrée, se souvient-il et c’est encore elle qui, il y a un peu plus d’un an, m’a emmené dans une délégation montée suite à un mémorandum entre l’Osaka Design Center et l’APCI. Je travaille maintenant avec une entreprise là-bas. Je le lui dois… » L’Ensci, l’école, qui formera des profils aussi éclectiques que Jean-Louis Fréchin (promo 1989), Matalie Crasset (1991), Patrick Jouin (1992) ; Inga Sempé (1993) ou Mathieu Lehanneur (2001), n’en est qu’à ses prémices. Dès 1984, Anne Marie Boutin en devient la directrice et présidente du Conseil d’administration. Elle forge son esprit.

« Elle a su développer une formidable alchimie, se souvient Joseph Mazoyer, promotion 1989 et fondateur de Design office. Alchimie qu’elle a conservée plus tard avec l’APCI où elle gardait souvent avec nous cette attitude de directrice bienveillante et attentive. Et elle parlait, elle parlait, nos conversation pouvaient durer des heures. » Une forme de « maternalisme » pour certains,  « une amitié profonde fondée sur une même vision » pour d’autres, une envie de se « décarcasser pour elle » pour tous. « Elle a changé ma vie, souligne simplement Patrick Jouin. Elle était directrice de cette école incroyable qu’est l’Ensci. Avec quatre autres camarades, nous avions un projet de véhicule pour l’Inde, Malabar. Elle a organisé le voyage, donné la possibilité de le faire, offert des conseils, son réseau. C’était bouleversant. » Et pas besoin d’avoir « fait les Ateliers » pour être dans ses petits papiers. « Elle a fait partie des quelques rares personnes qui ont cru en nous dès le début, témoigne Anthony Lebossé, co-fondateur des 5.5 designers. Elle a fait que nous existons aujourd’hui, tout simplement. Elle nous soutenait en gardant un ton critique bienveillant, ce ton de directrice d’école qui accompagne ses étudiants et qu’elle avait encore toujours envie d’avoir. Elle engageait toujours des jeunes pour l’Observeur. Elle nous a appris qu’il fallait toujours aller au bout malgré le manque de moyen. » Sur le site à sa mémoire créé par sa famille, les témoignages de sa présence chaleureuse et exigeante affluent. Pour tous ces designers auxquels elle croyait, « enthousiasme » et « bienveillance » la qualifient au mieux, quand combattivité et persévérance reviennent toujours à l’assaut.

A la frontière des arts, de l’économique et de l’industrie

Conseillère maître à la Cour des comptes, Anne Marie Boutin a toujours combattu : pour le design français, pour les designers, pour les étudiants, pour une plus grande visibilité à l’international, pour récupérer des subventions qui se tarissaient. « Quand, pour l’année 2016, il a fallu trouver de nouveaux lieux pour l’Observeur et le forum Design mode d’emploi, parce que la cité des Sciences et la Bourse du commerce était en travaux, elle n’a jamais baissé les bras, souligne Madeleine Ogilvie, retraitée de la mission « Design et création » de la Direction générale des entreprises (DGE) en mars et son interlocutrice au sein du ministère de l’Économie depuis 2009. Avec les coupes budgétaires, tout devenait de moins en moins simple, mais elle revenait toujours à la charge. » La Cité de la Mode et du Design et le Centre Pompidou lui offrent asile. À 78 ans alors, Anne Marie Boutin ne lâche rien. Si elle pouvait avoir du mal à dire merci, son « caractère bien trempé » ne laissait personne indifférent. Elle défendait ses convictions pied à pied, de façon « claire, synthétique et avec passion », poursuit Madeleine Ogilvie. Malgré les coupes budgétaires qui réduisaient toujours plus les subventions tant du côté du ministère de l’Industrie que de celui de la Culture dont elle avait réussi à faire l’union au sein de son association. « Elle a clairement inscrit le design à la frontière des arts, de l’économique et de l’industrie, remarque Gilles Deleris, co-fondateur de l’agence W. Elle a contribué à la respectabilité du design, une discipline méconnue et mal comprise. Elle s’est battue contre les atermoiements ministériels, contre le flux et le reflux des soutiens, sans jamais renoncer. Elle avait en cela la ténacité d’un designer. »

« C’était la meilleure pour défendre le design, assure Benjamin Girard, fondateur de l’agence de communication Design Project qui s’est occupé de l’Observeur de 2004 à 2010. Un design de tous les secteurs, de la santé à la maçonnerie. Celui qui est un levier économique, porteur de progrès et d’innovations. Un design stratégique et démocratique. Un service public. » Son sens aigu de l’intérêt général, s’incarnait « dans une vision étatique du design, explique Patrick Jouin. Elle le défendait pour la France, pour l’industrie qui n’est pas assez créative et donc perd des emplois. Elle aurait pu avoir bien d’autres carrières plus flamboyantes. Mais elle se trouvait plus utile là où elle était, à défendre une vision à long terme, et pour convaincre les ministères de toute la valeur de notre pratique. Elle était souvent bien seule. Mais elle avait toujours raison. » Ses convictions chevillées au corps, tel un hussard bleu (sa couleur) de la République, elle reprenait sa mission, répétait, expliquait. Dans un monde dominé par les hommes et les designers aux égos surdimensionnés, celle qui était née à Tlemcen (Algérie) en 1938 a réussi à fédérer, à « donner le « la » du design, dit John Palacio. Un design au service de l’intérêt général, fait pour améliorer la vie. Elle faisait un travail politique pas forcément valorisant. Elle construisait de la régularité dans le temps. »

Qu’importe si sa musique en agaçait certains, elle jouait ses notes dans les lieux stratégiques. « Pendant longtemps, elle a été une des seules qui parlait bien de design, constate Joseph Mazoyer qui a écrit avec elle le texte du « crédit impôt-recherche » pour y faire entrer le design. Elle a créé des bases remarquables, connaissait parfaitement les rouages de l’administration. Mais elle n’avait pas du tout les réflexes du privé. » Profondément désintéressée, elle se méfiait de tout ce qui la rapprochait de l’intérêt particulier ou se teintait de mercantilisme. Était-ce d’appartenir à l’élite de la République (ENS, ENA, Cours des comptes…) ? Le centralisme et les décisions prises en petit comité la tentaient souvent.

« Dire APCI et Anne Marie Boutin, c’est une redondance, constate Madeleine Ogilvie. Elle avait une relation fusionnelle avec son agence. » Tous en témoignent : l’agence était son bébé et elle rechignait à le partager. Si elle avait multiplié les partenariats avec d’autres acteurs du design, les accords étaient difficiles à conclure quand ils semblaient empiéter sur les prérogatives de l’association. « Elle pouvait être très méfiante, assure Stéphane Simon, directeur du Lieu du design. La mayonnaise n’a pas pris. Mais nous étions toujours admiratifs de son travail. » Le Lieu ferme, tout comme, bientôt, le design va disparaître de la cité de la mode. L’APCI, elle travaille à sa survie. Anne Marie Boutin voulait sa pérennité. Avec Christophe Chaptal de Chanteloup (propriétaire de Design fax et d’Admirable design) et toute l’équipe de l’association. Dominique Pierzo, secrétaire de l’agence, et ainsi « fort mobilisé sur sa continuité ». « Il faut que ça continue, estime Patrick Jouin. Mieux, peut-être. Plus fort. »

L’avenir des jeunes

« Elle a réussi à créer l’organisation la plus solide en France et qui fédère le mieux notre profession, estime Antoine Fritsch, (Ensci, 1989). Perfectible certes, mais tout est là. » Anne Marie Boutin travaillait le fond plus que la forme. Passionnée par la création, la rigueur autant que l’astuce, cette « grande dame » hybridait les paradoxes. Agrée de mathématiques et licenciée en psychologie sociale, elle mêlait sensibilité et exactitude. Au café Français, le « café au style national » de la Bastille qui était devenu son QG, elle continuait de recevoir. Elle goûtait la prospective comme un terrain de possibilités à explorer. Avec le design comme meilleur outil. Elle nous racontait ses souvenirs, avait une mémoire hallucinante, un esprit vif et brillant. Elle parlait pour trouver des solutions : il y avait encore tant à faire, tant à imaginer pour tous ces jeunes, si créatifs, nés dans un monde si différent et qui déjà construisaient l’avenir. « Elle était restée digne, admire Stéphane Simon. D’une dignité absolue. Jamais elle ne s’est plaint, elle est restée toujours coquette, impeccable. » Elle pouvait évoquer ses mains que les chimiothérapies avaient rendues si sensibles et dérivait encore vers le design : « Il faudrait que l’hôpital fasse intervenir plus de designers, souhaitait-elle, et que les designers interviennent plus dans le champ de la santé. » Il reste encore tant à faire. Elle a ouvert le chemin. Soizic Briand

Anne Marie Boutin, présidente-fondatrice de l’APCI de 1983 à 2017. @apci