Du design national et de la French touch en particulier

Pourquoi la France, pays du luxe, n’a pas su imposer sa griffe dans le haut de gamme automobile ? Petite plongée dans l’histoire du design national.

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Par Patrick
Le Quément.

En 1992, j’avais eu l’honneur de présider le jury du Prix Européen du Design de l’année. Dans la préface du petit livre réalisé pour l’occasion, j’avais soulevé une question : « Que deviendront à l’avenir nos particularités françaises ou italiennes… et comment pourra-t-on être ou rester Allemand tout en étant Européen ? » D’où de vifs débats avec mes confrères, d’autant que j’en avais profité pour citer le Général de Gaulle : « Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe, dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et Français. » Presque 25 ans plus tard, et plus de 50 ans après la déclaration du Général, où en sommes-nous ? Force est de constater que les designs nationaux ont quasiment disparu au profit d’un idiome international, que d’aucuns décriraient comme « passe-partout », et où l’influence allemande domine sans appel. Deutschen Design über alles ?
Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France tenait une part prépondérante dans l’art de la carrosserie automobile avec ses Chapron, Pourtout, Labourdette, Franay, ou encore Letourneur & Marchand (photo de une avec la Delage D8 120 Aerodynamique coupé. Le style français inspirait même des créateurs étrangers ; en témoignent les merveilleuses créations de Dutch Darrin (Américain), de Jacques Saoutchik (Ukrainien), ou de Giuseppe Figoni (Italien), fortement influencés par le mouvement des Arts décoratifs. Autre versant du style français, la légèreté si chère à Gustave Eiffel se retrouvait sous les traits de crayon d’un Italien et de son fils : Ettore et Jean Bugatti. L’automobile ne faisait d’ailleurs que refléter ce qui se passait dans les beaux-arts, avec une École de Paris qui comptait dans ses rangs Picasso, Soutine, Chagall, Archipenko et Modigliani.

L’Américain Dutch Darrin encore sous influence française pour designer la Packard 180 Convertible Victoria ?

Ayant moi même eu la chance de travailler avec des équipes souvent composées de designers de nombreuses nationalités, j’ai toujours été impressionné par l’ouverture d’esprit que le multiculturalisme apporte à une équipe. De même, j’ai souvent pu voir chez certains designers étrangers un regard particulièrement aiguisé sur les spécificités de la « French touch », justement parce qu’ils venaient d’ailleurs et avaient connu autre chose. Un peu comme l’homme qui se promène le long d’une rivière pendant une canicule et a envie de faire un plongeon dans l’eau claire. Voyant un poisson, il lui demande : « Poisson, dis-moi, elle est comment l’eau ? » et le poisson lui répond : « L’eau, quelle eau ? ».

Après-guerre, tout avait changé : Vae Victis… L’influence américaine se mit à pointer sa tête, ou plutôt ses ailerons, ses chromes, ses couleurs vives et ses placards décoratifs, aux États-Unis, mais aussi en Allemagne, en France (souvenons-nous des SIMCA Versailles et Chambord) et ailleurs. Dieu merci, on tourna la page assez rapidement pour passer au chapitre suivant, celui de la sprezzatura, la grâce de la carrosserie italienne, des Touring et des Pininfarina. Après la tentation atlantique, les constructeurs français s’abandonnèrent en masse à la sous-traitance des carrossiers italiens. Il fallut jusqu’à la fin des années 80 pour qu’ils reprennent petit à petit leur indépendance culturelle, échaudés par le trop grand nombre de dessins fort similaires proposés à de nombreux constructeurs par nos amis transalpins : on connait le clonage 404-Austin Cambridge-Lancia Flaminia, mais il n’est pas isolé. J’ai moi-même retrouvé  chez un grand constructeur une maquette d’un carrossier qui n’avait pas été retenue… dans ma précédente entreprise !

Initiale Paris. Le concept car de Renault pour entrer dans le haut de gamme est resté dans les cartons.

Depuis plus de 25 ans les constructeurs ont repris la maîtrise de leur destin à travers la création de puissants centres intégrés de design. Pour autant, ceux-ci ont-ils contribué à restaurer leur autonomie créatrice ? Pas évident… Faute de talent ? Certainement pas. A cause du poids de l’histoire ? Sans doute un peu : qu’on le veuille ou non, le design automobile s’est toujours imposé par le haut de gamme, et les Allemands sont les seuls à y avoir maintenu et développé une offre convaincante dès l’après-guerre, alors que nous autres Français avons consacré nos efforts à des véhicules efficaces et intelligents mais bas de gamme. Le vrai haut de gamme à la française reste à ce jour un rendez-vous raté. Tous les designers étrangers avec qui j’ai eu le plaisir de partager un bout de chemin professionnel m’ont toujours exprimé leur incompréhension sur ce sujet : pourquoi la France, pays du luxe et de la mode, est-elle incapable d’imposer aujourd’hui sa vision ? Certes il y a eu quelques tentatives. Quitte à prêcher pour ma paroisse, j’estime que l’une des plus pertinentes fut celle de Renault avec son concept-car Initiale Paris, présenté en 1995, et qui faillit devenir une réalité industrielle… Las, le projet fut avorté car considéré comme étant trop ambitieux, au profit d’un autre concept intelligent certes, mais doté de proportions maladroites. Autrefois,  Yves Georges, un des anciens dirigeants du bureau d’études de la Régie, disait que le rôle du style était d’ « habiller le bossu » : vaste programme… Malgré tous nos efforts, le design et Initiale perdirent la bataille, et Vel Satis fut décidée. Il aurait fallu, encore une fois désobéir, car souvent l’innovation est une désobéissance réussie. Ainsi fut enterré le haut de gamme à la française pour une ou deux générations…