La capitale du Liban fourmille de designers et de galeristes qui ont su faire la synthèse entre l’international et le local, le passé et le présent. Petit lexique des forces créatives décelées pendant la Foire de design qui vient de se terminer.
La dynamique créative de Beyrouth dépasse décidément la légende, comme j’ai pu le constater à la première édition de la Foire de design de Beyrouth (Beirut Design Fair) qui a eu lieu du 20 au 24 Septembre 2017. Sa situation géographique entre l’Ouest et l’Est autorise tous les métissages, son fabuleux héritage historique irrigue toute création et son énergie incomparable, son urgence à vivre, née de la sortie de la guerre civile en 1990 et des multiples tensions régionales, résonne de manière singulière dans la communauté design de la ville. Les designers ont ici une approche unique qui participe à leur reconnaissance locale et à leur émergence internationale.
Cosmopolites, ils puisent leur inspiration à toutes les sources – locales, internationale, du passé, du présent, de l’imaginaire ou du réel- tout en réussissant à en faire la synthèse. Libres, les femmes sont aussi présentes que les hommes, et les couples s’affichent dans une mixité féconde. Actifs, ils ne se perdent pas en salamalec et discussions stériles et choisissent la production tous azimuts pour expérimenter, encore et encore. Sans barrières. Fidèles, ils s’impliquent dans leur territoire pour valoriser les savoir-faire ancestraux et renouveler l’artisanat local. Petit inventaire de la singularité de cette génération.
Cosmopolitisme
À l’image de la ville, surnommée « la Suisse du Moyen-Orient » avant la guerre civile de 1975 à 1990, où toutes les communautés religieuses et sociales sont encore représentées, où l’international est local, les jeunes designers cultivent un cosmopolitisme inné. Anastasia Nysten, symbolise cette génération sans frontière : libano-finlandaise, elle est née au Canada, a grandi en Finlande et en France, avant de revenir au Liban faire ses études, partir travailler à Londres, pour finalement ouvrir son studio à Beyrouth. Elle présentait son fauteuil Troll qui lui a valu le prix The Talent de la Foire de design de Beyrouth 2017. Portant le nom du légendaire lutin des forêts scandinaves comme du très contemporain provocateur sur Internet, il est un montage de confortables coussins disparates qui débordent du bois de siège. Un assemblage « à la fois chaotique et structuré » selon le jury du prix, qui « incarne l’esprit oriental en évitant les clichés ». De son travail émane un attachement culturel, incarné par son approche fonctionnelle ou par les matériaux utilisés, qui répond à l’exigence du luxe du détail, référence de la qualité internationale.
Liberté
Les signatures design sont féminines autant que masculines. L’épure de Karen Chekerdjian, la diversité de Nada Debs et la truculence de Huda Baroudi et Maria Hibri, fondatrices de Bokja design dont les showrooms situés dans les beaux quartiers de Beyrouth sont des lieux incontournables, côtoient ainsi les pièces plus expérimentales de Najla El Zein.
Le Liban est une enclave de liberté au cœur du Moyen-Orient où de multiples duos opèrent. La Carwan Gallery, une institution, a ainsi été fondée par Nicolas Bellavance-Lecompte et Pascale Wakim ; Stéphanie Sayar et Charbel Garibeh – lauréats de la fondation Starch, appellent « liberté, le fait de travailler à deux. Avec Mad Architecture&Design, Anthony et Marie-Lyne Daher cultivent le design durable à quatre mains. Leur dernière création, Stouff, a été distinguée par le jury de la Beirut Design Fair. Ils apportent une nouvelle interprétation formelle à cet objet traditionnel qu’est le poêle et optimisent ses performances énergétiques. L’intelligence de la forme tendue, agressive, prévient du danger et régénère l’esprit d’un objet désuet qui fait revivre le sens du partage au sein du foyer.
Action
Beyrouth est Beyrouth avec ses fouilles archéologiques permanentes, ses immeubles marqués par la guerre, ses constructions ambitieuses restées inachevées à cause de la crise économique, ses quartiers reconstruits à l’identique et envahis par le bruit d’une circulation infernale. Il y règne une urgence spontanée où l’éphémère rencontre la permanence de l’histoire avec un grand h, et pour les designers il faut faire, produire, collaborer, exercer son métier quels que soient les obstacles. Ils n’ont pas d’œillères, ils s’exercent, exportent leurs créations à l’international, trouvent des commanditaires locaux ou régionaux, s’adaptent sans jamais se corrompre, s’autoproduisent tout en multipliant les collaborations avec les éditeurs, les galeries etc. Une énergie unique ! David et Nicolas, designers star de la nouvelle génération, multiplient les collaborations avec la Carpenters Workshop Gallery, la galerie Nilufar ou les éditeurs tels que Moooi ou Haymann éditions. Ils se retrouvent sur ce point avec Rabih Kayrouz, figure incontournable de la scène créative locale et internationale dont les talents de fashion designer s’expriment aussi dans l’hôtellerie, l’objet, l’art et cela ne pose aucun problème, bien au contraire ! Une grande qualité qui fait que cette partie du monde fourmille de talents reconnus et à venir.
Ancrage
Les designers installés à Beyrouth sont libanais et ils aiment le faire savoir, comme la diaspora aime à rentrer régulièrement dans son pays d’origine. L’héritage est une source inépuisable d’inspirations mais, loin d’être figé dans le passé, il est transformé, actualisé, reconsidéré. D’où les relations fortes entretenues par des maisons aux savoir-faire ancestral (maison Tarazi, Boisseliers du Rif, Iwan Maktabi etc.) avec les designers et architectes d’intérieurs installés à Beyrouth où ailleurs. De son côté, Joy Mardini, jeune femme à l’énergie incomparable, propose, dans sa galerie, des pièces en série limitée créées uniquement par des designers libanais. C’est avec eux qu’elle est entrée dans la cour des grands (en image de une, une installation à la galerie). Aline Asmar D’amman, architecte libanaise basée à Paris, membre du comité de sélection de la Foire, a, elle, fait fabriquer de nombreuses pièces pour le palace Le Crillon dont elle a assuré la direction artistique.
Art de vivre
On ne peut parler du Liban sans son art de vivre, son hospitalité, son esprit festif. C’est une réalité ! Et cela se traduit aussi dans son approche particulière du design. Le « Banquet » marquait cet état d’esprit lors la Foire. Une table de 8 mètres de long sur 2,20 mètres de large constituée d’une seule pièce de bois datant de 50000 ans (découverte intacte en Nouvelle-Zélande) présentée par Studio Yew accueillait quotidiennement les mets concoctés par le chef Maroun Chedid. Par cet art de vivre, encore une fois, aujourd’hui et demain se pensent au Liban avec un passé sans cesse exploré et reconsidéré.
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Bénédicte Colpin a accompagné la première édition de la Foire de design de Beyrouth sur son positionnement.
Prochaine édition du 19 au 23 septembre 2018.