En réactivant un imaginaire partagé, en s’inscrivant dans l’histoire – de Jeanne d’Arc aux hackers – et en rechargeant la fonction présidentielle d’une dimension transcendantale, Emmanuel Macron, aux marches du palais, a travaillé en designer. Démonstration et analyse de Gilles Deléris.
Emmanuel Macron a dynamité le paysage politique français qu’avait imposé le général de Gaulle. En forgeant les institutions de la Ve République, il s’agissait alors de remettre un roi à la tête du pays fort d’une majorité docile.
Soixante ans plus tard, Macron, sans expérience et sans appareil, brise les règles, casse les codes, se joue des conventions affirme-t-on.
Macron a-t-il fait table rase ou s’est-il attaché à réécrire un récit partagé traversé par l’histoire ? Les signaux qu’il adresse laissent entrevoir tant un désir de réactiver un imaginaire qu’une volonté de créer, non pas une disruption, mais une situation préférable à la précédente. Dans ce sens, Emmanuel Macron est un designer habile du projet et de son destin. La science avec laquelle il manie les symboles ne relève pas du hasard mais bien de l’assemblage savant d’un champ de signifiants connus.
Le parcours d’un français
L’élu, c’est ainsi que le surnommait sa grand-mère. Élu donc, mais de droit républicain, il est un modèle d’ascension sociale. Méritocratie par l’école, élévation par le savoir, son goût pour la philosophie et le débat bienveillant confirme l’exception française des gens de lettres qui accèdent au pouvoir. Georges Pompidou, normalien, agrégé de lettres, grand amateur de poésie succédait à de Gaulle, lui-même écrivant, écrivain tout au long de sa vie. Parmi eux, François Mitterrand fût le dernier à embrasser le rôle et la charge symbolique du monarque cultivé.
Puis énarque, comme François Hollande, Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances comme lui, il s’inscrit dans la lignée des grands serviteurs de l’État.
Son expérience de banquier en fait une personnalité complète et complexe. Nourri de culture et instruit des rouages du pouvoir et des entreprises, le jeune homme est profondément français : bien des cases sont cochées.
L’histoire en marche
Elle débute en avril 2016, à Amiens. En Marche ! se met en route. Acronyme polysémique, il énonce ses initiales et sa promesse. Sur ses terres, chez les siens. Il faut partir de quelque part. Il n’y a pas de grand Président apatride. Il fait le pari de la co-construction, du porte à porte, de la refondation par le bas pour définir les scénarios d’usage du pays. Analyse, écoute, idéation… Le programme se construit sur le papier, dans un grand cahier de doléances 2.0, qui servira de base à son programme.
Le 8 mai 2016
Son destin passe par Orléans, un an jour pour jour avant sa future élection ! S’il n’y croise pas le duc, il célèbre Jeanne d’Arc. S’il parle d’elle qui s’est frayée un chemin jusqu’au roi, c’est pour mieux donner à lire la mission dont il se sent investi. Il est mystique et charge la fonction présidentielle d’une dimension transcendantale. Il déclare dans le 1, en juillet 2016* : « La démocratie française comporte toujours une forme d’incomplétude […]. Cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort ».
Comme Jeanne d’Arc, habité d’une foi qui déplace les montagnes, il passe de la guerre de position à une guerre de mouvement : En Marche !
Il filera sans cesse la métaphore et cultive avec constance ce champ sémantique : « Les solutions ont été construites en cheminant (…) Ce qu’attend notre pays, c’est que nous avancions ! (…) Nous, nous avancerons ! » Il compte unifier la France par le mouvement. Par son mouvement.
L’avènement des corps
Plus tard, il descendra dans l’arène. Il s’exposera dans un corps à corps bien réel à la colère des ouvriers de Whirlpool. Au mépris des règles de sécurité, sous le feu des projecteurs et du peuple, il rassemble les deux corps du roi que décrit Ernst Kantorowicz. « Pressé fortement sur ma droite, mon centre cède, impossible de me mouvoir, situation excellente, j’attaque. » Il y a du Foch dans cette offensive pédagogique et respectueuse des ouvriers. Le candidat virtuel que fustigent ses opposants devient à leurs yeux, à ce moment, un être de chair et de sang.
Lorsqu’il réunit ses soutiens dans des salles en transe, bras écartés, regard porté, il les salue d’une pure tautologie, degré zéro du sens mais comble de la sidération collective : « Nous sommes bien là ». Le roi dit : « Nous voulons. » Le « nous » est inclusif comme il est régalien. Chacun ici et maintenant, jouissant de l’instant historique, exulte à sa façon.
Plus tard, alors que la campagne se durcit, sa longue marche le conduit à Oradour-sur-Glane et au mémorial de la Shoah. C’est dans la grande histoire qu’il commence à écrire la sienne, c’est à dire là où le peuple fait corps et où prend sens la fraternité des combats.
Le 7 mai 2017
Emmanuel Macron : 66 % des suffrages exprimés. Son jour de Gloire est arrivé. C’est une farandole de symboles généreusement assemblés.
Yeux bleus, costume bleu, cravate bleue. Bleu royal aux marches du Palais. Ni la Bastille de gauche, ni la Concorde de droite. Ni, tant mieux finalement, la tour Eiffel. Les circonstances lui réservent le Louvre. Ses équipes saisissent l’opportunité et invitent le candidat à traverser la cour Carrée dans une marche théâtrale. En marche vers son sacre, Beethoven est une ode à la joie et à l’Union européenne. Les images sont « sur signifiantes ».
La pyramide de Pei en fond de scène dit tout de la foi dans le progrès et dans l’homme. Elle signe l’assemblage inédit d’une vision ancrée dans les valeurs éternelles de la République et celles de l’audace, de la transgression et de l’innovation. Ce projet de Mitterrand est un marqueur international du génie français, l’un des derniers ce ces trente dernières années. Il dit l’ambition d’un sursaut. Ce lieu emblématique, choisi par défaut, est mis en scène à dessein pour faire le tour du monde. Dans ce décor grandiose, il charge sa présidence du lustre de ceux qui l’ont bâtie et redonne un sens à l’action politique.
Le nouveau Président rompt avec ses trois prédécesseurs. Il abandonne la blague égrillarde, le ton de matamore ou la posture bonhomme. Mais il renoue avec l’histoire de la Ve République, imprimant à ses premières actions une dimension solennelle que réclament les Français. Il est à hauteur d’homme, convoque l’amour, mais on ne lui tape pas dans le dos. Il manie la distance respectueuse que la fonction appelle. Il donne à voir et sait donner ce que les citoyens attendent de leur premier magistrat. Il écoute, ouvre tant ses oreilles que le champ des réponses de telle sorte que chacun est capable de se projeter dans le récit qui lui convient. C’est l’amorce d’un roman national que les trois Présidents précédents n’ont pas su écrire.
Le goût de l’hybridation
Lui a préféré, comme les grands designers, puiser dans l’imaginaire collectif pour lever les antagonismes, déplacer les signifiants et les réinventer. Ce sont ces tensions dynamiques qui donnent à son style un parfum de jamais vu.
Comme Jonathan Ives puise l’inspiration chez Dieter Rams, comme Jean-Paul Gaultier pille les collections du musée de l’Armée, comme Philippe Stark s’approprie pour les revitaliser les classiques du design, il y a chez Emmanuel Macron l’appétit et le goût de l’hybridation.
Macron ne casse pas les codes. Il les renverse et les transforme. Il les dépoussière et les met à jour, comme un système d’exploitation. Tantôt roi, tantôt rock star, tantôt garant de l’institution, tantôt hacker du système politique, tantôt boss de start-up, tantôt chef des armées, il sait établir la distance juste avec les citoyens. Il adopte un ton et un décorum transgénérationnel, capable d’embarquer les geeks et les seniors.
Rouget de Lisle pour conclure. Sa femme et ses proches, tailleur ou casquette, peu importe, sa cour républicaine pourrait-on dire, viendra avec lui reprendre à pleine voix : “Marchons, marchons, qu’un sang impur…”. La République en Marche !
Il vient d’enfiler un costume présidentiel. Le quinquennat qui s’ouvre dira s’il est taillé à sa mesure et s’il prendra bien la lumière des ors du palais de l’Élysée.
*Cité dans un article en ligne de Politis