Design : le futur n’existe pas !

Patrick Le Quément, designer d’automobiles, de bateaux (mais faut-il le présenter ? ) nous livre ses passionnantes réflexions sur ce qu’est le “design avancé”. Vous savez, tous ces noms ou enseignes, avec la mention “2000” dans les années 1980… Mais quid du futur du design aujourd’hui ? Peut-on créer le design de 2030 ? Voici l’avis d’un expert…

J’ai passé toute ma jeunesse en l’an 2000 : entouré de teintureries 2000, de supérettes 2000, de bars 2000 et même tout près d’une plomberie 2000 ! Ainsi, j’ai toujours vécu en avance sur mon temps même s’il m’a finalement rattrapé le 1er janvier 2000, pour mieux me propulser dans le nouveau millénaire et ses teintureries 3000… L’automobile, elle aussi, a toujours voulu vivre en avance sur son temps. Pour ceux qui les conçoivent, décrire une automobile à son lancement comme étant dans l’air du temps est d’ailleurs presque un reproche, voire une calomnie. En effet, ses designers ont continuellement été motivés par des élans de modernisme optimiste. Dans les années 50 et 60, l’avenir avait encore de l’avenir. D’ailleurs, s’il était atomique, le ciel serait constellé d’étoiles bienveillantes et le bonheur serait aurendez-vous… promis–juré ! Bien plus tôt, Albert Robida (1848-1926), fut un maître de l’anticipation et l’un des illustrateurs les plus futuristes de son époque. Sa « Sortie de l’opéra en l’an 2000 » nous montre un ciel parisien constellé d’engins volants, limousines, taxis, bus… On peut même y trouver un véhicule volant où un policier gère la circulation habillé d’un uniforme de la Garde républicaine. Comble de l’anticipation, certains de ces engins sont conduits par des femmes en pantalons ! Les engins volants d’Albert Robida ressemblaient comme deux gouttes d’eau à de grands brochets, nez pointu et hublots en forme d’oeil, et fonctionnaient déjà grâce à la fée électricité, modernité de l’époque oblige.

Mon premier contact avec la voiture de l’an 2000 se fit au travers d’un engin ahurissant, la Simca Fulgur, qui veut dire éclair en latin (non pas au chocolat malgré ses formes assez proches, mais bien éclair comme dans foudre) dessinée par le jeune Robert Opron en 1958, à la suite d’un concours lancé par Le journal de Tintin et que seul Simca releva. La Fulgur était un concept au style inspiré des avions à réaction, et plus particulièrement du Fouga Magister, un avion conçu en France dans les années 50 et doté d’ailerons en V, dit papillons, dont la copie s’affichait à l’arrière du prototype futuriste du jeune Opron. Mue par une pile atomique (!), la Fulgur était protégée par un radar et fonctionnait par commande vocale, sous la vigilance d’un cerveau électronique. En dehors de la pile atomique, toutes ces prestations sont très proches de la voiture autonome qui nous guette à tout moment. Robert Opron devint assistant de Flaminio Bertoni, le papa de la DS, puis lui succéda en tant que patron du style de la marque aux chevrons où il fut responsable d’un chef d’œuvre futuriste inégalé, car jamais copié : la Citroën SM. Quand la Fulgur fut présentée au salon de Genève en 1959 et deux ans plus tard à Chicago, elle s’inscrivait dans un mouvement lancé bien plus tôt par General Motors dont le département Art and Color, plus tard nommé Styling Section, était dirigé par un géant de l’histoire du design automobile, Harley Earl. Celui-ci avait inauguré, dés 1949, une exposition itinérante appelée Motorama. Avec d’énormes moyens, Motorama présentait au public américain le monde de l’automobile de demain, et donc de l’an 2000, selon GM. Cette exposition dura jusqu’en 1961 et ses dream cars restent à tout jamais les témoins d’une époque, celle de Harley Earl et de ses « Petrol Heads » biberonnés à l’essence avec plomb (et indice élevé d’octane…), obsédés par les chasseurs à réaction, les fusées, missiles et autres symboles de la puissance et de la vitesse. Si leurs créations ambulantes restent fascinantes, elles échouent néanmoins totalement à préfigurer le design des voitures de l’an 2000, qui restèrent d’une sobriété désespérante au grand dam de tous ceux qui avaient attendu si longtemps. Contrepartie, elles intégraient presque toute la panoplie technologique prévue par nos ingénieux visionnaires de l’an 2000, excepté les piles atomiques !

Mais justement, ce qui rassemble tous ces créateurs débordant d’imagination, c’est le fait que leurs œuvres restent ancrées formellement dans le moment même ou elles ont été conçues. En effet, si l’on peut être en avance sur son ère en matière de concepts, on n’échappe pas à une traduction formelle bridée par son époque et par la technique de celle-ci. Le style est « présentéiste » par définition. Le style avancé n’existe pas, ne peut pas exister et n’existera jamais. La preuve ? Leonard de Vinci, le plus grand designer de toute l’histoire, a presque tout inventé, parfois plusieurs siècles avant les autres, du sous-marin au char, de l’avion à l’hélicoptère. Ses idées, ses concepts étaient largement en avance sur son temps ; en revanche, ses dessins par contre sont restés fermement ancrés dans les XVème et XVIème siècle. En matière de style, on n’échappe pas à l’air du temps.

« Le style avancé n’existe pas, ne peut pas exister et n’existera jamais »