Marcel Botton (Directeur Général Délégué de Nomen) est considéré comme LE monsieur marques dans le monde, pour en avoir créé avec son cabinet des centaines que nous connaissons tous. Le droit des marques français, comme celui de la quasi-totalité des autres pays du monde, repose sur des principes fondateurs qui ont été remis en cause, les uns après les autres, par l’économie numérique. C’est le moment de lui demander son avis…
Comment Internet a bousculé le monde des noms de marques.
Le principe de territorialité postule que le droit d’usage exclusif d’une marque, protégé par l’enregistrement, est territorial, c’est-à-dire délimité par des zones géographiques expressément désignées par le titulaire de la marque. Or, même s’il existe des extensions géographiques pour les noms de domaine (.fr, .uk, .eu, etc.), d’ailleurs pas toujours réservées aux nationaux, les extensions génériques de premier niveau (.com, .net, etc.) de même que les nouvelles extensions sont d’emblée mondiales et excluent une quelconque délimitation géographique. Le principe de spécialité énonce que la marque (sauf cas particulier des marques dites « notoires ») est protégée pour les produits ou services qu’elle revendique dans son enregistrement, et non pas pour TOUT. Ce qui autorise d’ailleurs l’existence de noms de marques identiques pour des produits différents, par exemple les stylos et les desserts Mont-Blanc. Rien de tel n’existe pour les noms de domaine.
L’obligation d’usage établit que le monopole qu’octroie l’enregistrement de la marque a pour contrepartie l’obligation d’utiliser la marque, faute de quoi quiconque y ayant intérêt peut en demander et obtenir la déchéance. Rien de ce genre pour les noms de domaine, pour lesquels le simple paiement d’une redevance modique permet un droit d’occupation perpétuel. Le principe de non-descriptivité interdit d’enregistrer un nom de marque décrivant une caractéristique essentielle du produit ou service qu’elle désigne. On ne peut par exemple déposer la marque eau de source pour une eau de source en bouteille. Les examinateurs des offices nationaux y veillent. Aucune règle de ce type n’a été établie pour les noms de domaine. Le principe de non-déceptivité énonce l’interdiction d’enregistrer une marque susceptible de tromper le public sur la nature ou les caractéristiques du produit. Par exemple : source des montagnes, pour une eau en bouteille ne provenant pas de sources montagneuses. Là encore, rien de tel en ce qui concerne les noms de domaine, sauf à évoquer après-coup la tromperie. Bref, le vieux droit des marques national, et sa jurisprudence pluri-centenaire, a été bousculé par une espèce de surcouche qui, sans abroger le droit des marques, est venue ébranler ses fondements.
La situation actuelle est la suivante : les grands acteurs de l’économie numérique, qui sont aujourd’hui les grands acteurs de l’économie tout court, presque tous américains, et dont le marché principal est les États-Unis, avancent vite et à marche forcée sans perdre trop de temps à valider au préalable leurs nouveaux noms de marque dans tous les autres pays, petits ou moyens. Quitte à se retrouver ensuite dans des litiges locaux et des chantages financiers auxquels ils cèdent généralement. La jurisprudence a d’ailleurs fini par reconnaitre aux noms de domaine certains droits face à des marques déposées postérieurement. Allons-nous vers la création d’un organisme international gérant de futures marques mondiales ? C’est possible, mais cela générera des situations extrêmement complexes.
Par ailleurs, l’extension du rayon d’action et de la zone de chalandise des marques numériques au niveau mondial, parallèlement à l’absence du principe de spécialité dans les noms de domaine, rend la création de marques nouvelles particulièrement difficile. D’où la nécessité d’explorer de nouveaux champs en fabricant des mots improbables. C’était déjà le cas du temps des marques se terminant en oo (wanadoo, kelkoo, etc.). C’est aussi l’explication du retour en grâce des lettres rares, x, k, q, w. C’est enfin l’apparition de séquences de lettres non conventionnelles, telles que le « q » non suivi d’un « u », Qobuz par exemple.
Alors même qu’il y a quelques années on recherchait les suites de lettres (on disait « les chaînes de caractères ») naturelles en utilisant les chaines de Markov, comme Roland Moreno et moi-même l’avions formalisé dans un logiciel de création de noms, aujourd’hui c’est la logique inverse qui prévaut : on recherche des noms étranges, improbables, permettant d’augmenter les chances de disponibilité tout en attirant d’avantage l’attention par leur étrangeté même.
©marcel botton