Curius : mouvement permanent

Pascal Viguier, fondateur et CEO de Curius et Aaron Levin, directeur de la création, expliquent le nouveau positionnement de l’agence.

Comment se porte Curius en ces périodes troublées ?
P.V. Curius traverse la tempête. On a réussi à stabiliser l’activité avec une baisse de seulement 20 % par rapport à l’année précédente, ce qui est un moindre mal. Nous sommes dans une période de changement puisque l’on se transforme en pleine crise sanitaire. On ne veut pas subir les évènements mais en faire une opportunité pour se réinventer, pour voir aussi ce qui nous manque pour mieux s’adresser au marché, à nos clients. Cela nous a conduit à un nouveau positionnement plus business, plus pragmatique, davantage appropriable par nos cibles. On a décidé d’imbriquer les deux composantes essentielles que sont la stratégie et la création pour ne faire qu’un bloc. Dans cette optique, c’est important que cette interview soit réalisée à deux avec Aaron, pour justement entendre cette voix combinant stratégie et création.
A.L. À la réflexion, notre repositionnement a démarré avant la Covid et continue pendant. On a donc réalisé une partie de notre transformation à distance, et on s’est est plutôt bien sorti. De façon générale, on est parti d’un premier constat que le monde est entré en mode « trans » : transformation, transversalité, transparence, et même au niveau du genre. Il y a une fluidité qui s’est installée et nous sommes beaucoup moins binaires qu’auparavant. D’ailleurs, le changement n’est plus une étape, mais un état. C’est un processus permanent que les organisations doivent intégrer comme donnée structurante. Dans ces conditions, la marque est l’un des outils les plus puissants pour accompagner la transformation des entreprises, ce qui très aidant pour celles qui ont une envie de transformation sans toujours avoir une vision parfaitement claire de là où elles veulent aller. Deuxième constat : la raison d’être de beaucoup d’entreprises est centripète alors que leur raison d’agir est plutôt d’ordre centrifuge. Il apparaît donc nécessaire de combiner ces deux mouvements et d’apporter de la valeur de façon bipartite – autant pour les collaborateurs que pour les clients, etc.  C’est de cette façon que l’on crée de la valeur durable, d’où notre positionnement que nous avons résumé par « visible ideas ». Nous dotons les entreprises d’une marque évolutive, capable de s’adapter aux changements permanents de leur organisation. 
P.V. Les clients comprennent tout de suite le principe de notre positionnement : la remise en question permanente est finalement un gage de stabilité – autrement dit, être stable c’est bouger en permanence. Et puis quelques chiffres au passage : Curius est une agence de 15 personnes qui existe depuis 15 ans et qui intervient sur tous les métiers du design, hors architecture. Nous réalisons un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros avec l’ambition de multiplier notre volume d’activité dans les deux ans qui viennent grâce à notre nouveau positionnement.

Quelles sont les principes de votre action ?
P.V. Nous sommes plutôt du genre à travailler sur une idée force plutôt que multiplier les pistes créatives. On va s’attacher à trouver un angle et construire à partir de là. Nous sommes davantage au départ dans un processus stratégique que dans une ébauche de création. 
A.L. On pratique cette approche stratégique depuis un moment, mais on ne l’avait jamais formalisée. Nous avons remporté pas mal de compétitions en démontrant comment nous rendons tangible une idée. Une fois que l’on a trouvé un cadre stratégique à notre intervention, on convainc mieux sur la force de l’idée. Ce n’est que sur la traduction de l’idée que nous proposons plusieurs pistes créatives. L’amont stratégique est important et nous l’avons construit de façon organique, ce qui explique son aspect naturel et évident, contrairement à certaines agences où la stratégie est faite en chambre et où l’on passe ensuite à la création. Chez Curius, c’est totalement intégré. D’ailleurs, mon titre va désormais être directeur de la stratégie créative et non plus directeur de la création.

Quelles sont les tendances pour les 24 mois qui viennent ?
P.V. D’abord, un énorme développement du digital. De ce point de vue, on a de l’avance car nous sommes déjà très bien placés sur le sujet, sachant que le digital n’est pas forcément familier pour une agence de design. Le branding est encore très peu exploité dans le domaine du digital. Ma conviction est que la marque doit être au centre de tout projet digital.
A.L. On a vu des clients nous confier leur image puis demander ensuite à une agence web de réaliser le développement digital, ce qui génère souvent ce que j’appelle une « rupture du chaîne du froid ». Chez Curius, nous partons du principe qu’il faut intégrer les deux aspects. D’autre part, je vois des acteurs qui deviennent actifs et qui ne l’étaient pas avant, comme par exemple dans l’industrie avec des clients comme Vulcain Engineering, MasterGrid ou un acteur de l’automobile. Autre secteur en pleine transformation : l’éducation dont la transformation s’est accélérée pendant le Covid, avec le besoin d’aligner discours commercial et discours pédagogique et avec le repositionnement que cela suppose.
P.V. Il y a aussi les cabinets d’avocat et les fonds d’investissement qui s’intéressent de plus en plus aux bienfaits du branding. Ils ressentent un besoin d’humanisation qui conduisent à des changements profonds d’identité. Je pense, par exemple, au fonds Andera pour lequel nous avons conçu la nouvelle identité et pour lequel nous travaillons actuellement sur la communication. 

Votre vision du design ?
P.V. Les métiers un peu techniques de notre secteur évoluent vers une démarche de design de communication. Nous sommes davantage sur du design management pour former, acculturer au travail que nous avons réalisé. Le design ayant du mal à générer de la récurrence en matière de budget chez un même client, notre objectif est donc d’être plus en amont et en aval d’une prestation design. Le monde de la publicité s’est emparé des codes du design pour réaliser ses campagnes (plus de typographie et moins d’iconographie). Ils viennent sur notre terrain, il est donc normal que l’on aille sur le leur !
A.L. Je suis américain d’origine, et je préfère parler de tendances de société plutôt que de tendance en matière de graphisme. Nous sommes dans une période de combat et de résistance, comme on peut le voir avec le mouvement Black Lives Matter, avec l’appropriation du tissu urbain pour exprimer une conviction. Par ailleurs, j’enseigne le design typographique à l’ECV et je suis frappé par la diversité et la vivacité de la création actuelle. Je note également qu’il y a de plus en plus de fonderies expérimentales qui émergent aujourd’hui, comme Future Fonts qui est une plateforme de typographie fonctionnant sur le principe du crowdfunding. 

Un message pour terminer ?
P.V. Il faut jamais cesser d’être audacieux. Les audacieux feront la différence et le design est une bonne façon d’être plus audacieux.
A.L. Les marques ne meurent pas de trop bouger, elles meurent de ne pas bouger assez.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1179