Frédérique Pain, directrice de l’ENSCI-Les Ateliers, nous parle des spécificités de l’institution ainsi que de sa vision du design et de son enseignement.
Frédérique Pain, pourriez-vous vous présenter ?
F.P. Je suis quelqu’un qui est issu du privé hormis mon cursus scolaire purement républicain : études scientifiques (biologiste) puis ergonome et enfin designer industriel Ensaama. J’ai un vrai attrait pour la science mais, prédéterminisme social oblige, cette spécialité n’était pas connue au sein de ma famille. J’y suis quand même arrivée au niveau Master avec une formation de type designer advocate comme disent les Anglo-Saxons. Je suis une militante du design depuis mon tout premier jour professionnel, c’est-à-dire depuis 1998. J’ai démarré dans l’aéronautique, puis les télécoms, toujours en direction d’équipes de design et dans des milieux très hostiles au design ! Mon dernier fait d’arme a été de créer une équipe de recherche aux Bells Labs qui comprenait des designers pour travailler sur les futurs usages dans les domaines de la télécommunication et de l’accès à l’information. Puis, une belle rencontre avec Dominique Sciamma m’a orientée vers la direction de la recherche et de l’innovation à Strate. Après la recherche dans le domaine de l’industrie, je rentrais dans l’univers de l’éducation, dans un contexte vraiment intéressant avec la création de deux chaires. Les deux dernières années, j’ai pris la direction du campus de Paris et suis arrivée à l’ENSCI en septembre 2020. Je suis aujourd’hui l’heureuse directrice de l’ENSCI, avec néanmoins une prise de poste en pleine crise sanitaire dans une ambiance pas commune pour l’ENSCI avec ses 350 élèves habitués à un modèle ouvert 24/7 : ce fut très difficile. 2020 mis à part, je démarre avec un grand plaisir avec des élèves 100 % dans une école ouverte 24/24. Et nous sommes dans une belle dynamique, malgré les travaux de métamorphose de l’établissement actuellement en cours.
Comment se positionne l’ENSCI et quelles sont ses spécificités ?
F.P. L’ENSCI n’a pas de positionnement, elle n’a que des spécificités ! Cela dit, c’est très intéressant de réfléchir au positionnement de l’ENSCI à l’aune de ses 40 ans, afin de réaffirmer ses valeurs et sa place au sein de la belle famille du design en France et à l’international. Effectivement, l’ENSCI est très singulière. Dans le mot singularité on évoque le paradoxe d’être dans une école qui forme à un métier mais qui ne s’intéresse pas à former un designer en particulier. On vient à ce propos de réaliser une étude sur la population sortie de l’ENSCI depuis 1986 et on voit qu’il y un gap énorme entre la spécialité suivie à l’école et l’activité. C’est aussi cela la valeur de l’ENSCI : être sur des champs très ouverts. Deuxième singularité, il y a 350 parcours individuels répartis sur cinq ans que nous savons accompagner aussi bien sur les dimensions métiers que celles des soft skills. Je reste, à ce propos, assez étonnée que ces dernières dimensions n’aient pas été plus documentées en termes de recherche car c’est un champ d’innovation incroyable. Par exemple, aujourd’hui, on entend beaucoup d’entreprises indiquer que c’est au collaborateur d’aller vers le projet et faire projet : c’est ce que l’ENSCI promeut depuis 40 ans. La troisième singularité consiste à favoriser la sérendipité créative avec des actions très concrètes : ouverture H24 pour permettre la rencontre entre toutes les parties prenantes – c’est le même principe que dans les grandes écoles internationales avec les plateaux projets qui facilitent le rebond créatif. D’ailleurs, depuis 1982 Stanford et Harvard font des études pour montrer que la force des grands établissements universitaires provient de ce qui se passe entre les cours. Quatrième singularité, nous n’avons pas de promotions. C’est un fait très peu connu à l’extérieur, même par nos propres partenaires. Ce qui est exceptionnel, c’est de se dire que quel que soit le niveau des élèves, ils seront impliqués dans les mêmes cours et dans les mêmes projets. Au final, tous les élèves seront Bac +5 en fin de scolarité. Avec cette pédagogie par pairs, on obtient le grade de Master. C’est une vraie force d’écoute et d’attention. Il y a cependant une phase qui est bien identifiée, c’est la phase diplôme. Tous les élèves ont un langage commun et tout le monde se comprend, dans les deux sens. Cela demande une ingénierie pédagogique complexe avec un taux encadrement important, avec des élèves qui suivent leurs voies, avec des habilitations qui ne s’effectuent pas au même moment selon les profils et les maturités. En bref, nous sommes une grande école nationale et nous avons un devoir de transmettre à la société ce qu’elle nous permet de faire.
Quelle est la feuille de l’ENSCI pour les cinq prochaines années ?
F.P. J’ai une feuille de route à 20 ans : nous devons intégrer aujourd’hui les enjeux environnementaux, sociétaux et démocratiques pour que dans 20 ans ce ne soit pas trop tard. L’ENSCI doit former des designers qui travaillent sur un écosystème global. De ce fait, tous les territoires du design doivent être pris en compte. Par exemple, on doit pouvoir travailler sur le repli identitaire, sur le refaire société dans les villes autant que sur des problématiques de réindustrialisation. Claude Mollard, l’un des fondateurs de l’école, voulait créer dès 1979 une école « pour les moutons à cinq pattes », cette population en appétence sur plusieurs univers : faire, science, art, artisanat et production industrielle. Ainsi, lors d’appels à projets, il est important de considérer que l’innovation n’est pas seulement technologique. On ne peut pas définir une innovation avec un taux de TRL (ndlr : le TRL ou Technology Readiness Level est un système de mesure employé pour évaluer le niveau de maturité d’une technologie, initialement développé et utilisé par la NASA dans les années 1970). Aujourd’hui, un certain taux de TRL est requis pour accéder aux financements européens ou à ceux de Bpifrance. Le rôle de l’ENSCI n’est pas de jouer avec les TRL mais de transmettre une capacité à juger une performance d’innovation via les usages.
Quels sont les enjeux de l’enseignement du design en France ?
F.P. La création de valeur est un vrai sujet pour le design. Il faut sortir de la rêverie romantique du designer qui doit crever de faim. Pour moi il est fondamental de se fédérer car nous sommes tous compétents – public et privé – pour former des designers. Cela dit, il n’y a pas assez d’écoles publiques de design en France d’autant qu’à l’ENSCI le taux d’admission est de 6 %. Je suis demandeuse d’une autre grande école publique en France, peut-être par filières. D’autre part, il n’y a pas assez de designers dans les entreprises ou dans les institutions. Une minorité ne peut pas s’organiser tant qu’elle n’a pas atteint un certain volume. Pourquoi pas réfléchir à des quotas de designers – c’est-à-dire une quantité minimale permettant à cette profession de créer de la valeur avec ses propres règles ?
Votre vision du design français ?
F.P. Elle est porteuse d’énormes promesses avec de belles personnalités et il faut continuer à faire en sorte que le rayonnement du design français se poursuive. Le design c’est avant tout une façon de faire, une méthodologie et des process qui nous permettent de comprendre le monde qui nous entoure. Le design permet de répondre à la quête du sens et permettre de répondre aussi dans quel sens on doit aller : perception et direction.
Un message pour terminer ?
F.P. Le design nous fait rêver.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1215