Johana Lapray, design manager et associée de Possible Future, ainsi que Marion Seignan, senior designer chez Possible Future, font entendre leur point de vue concernant la problématique design x consulting.
Johana Lapray et Marion Seignan, pouvez-vous vous présenter ?
J.L. Je viens du lycée La Martinière à Lyon et suis passée par L’ENSCI, ce qui est pour moi une grande fierté. J’ai ensuite suivi un parcours de designer, notamment pendant trois ans dans le secteur de la maroquinerie. Puis j’ai rejoint Possible Future comme designer et associée.
M.S. J’ai un double cursus : sémiologie et sciences humaines au Celsa puis ENSCI. Concernant mon parcours, je suis passée par des agences de branding et de communication (Ogilvy et Landor) et par l’enseignement avant de rejoindre Possible Future.
C’est facile d’être un designer à « double facettes » ?
J.L. Quand on était en école de design, on nous a dit qu’on allait travailler avec des marketeux. Et aux marketeux, en école de commerce, on leur a dit qu’ils allaient faire travailler des designers. Alors, quand les cabinets de consulting ont « acheté » des designers ils leur ont fait faire des slides !
M.S. Ce n’est pas évident de se positionner quand on est à la fois designer et consultant en stratégie car jusqu’à très récemment la porosité entre design et stratégie n’était pas du tout acquise.
Comment avez-vous résolu cette problématique chez Possible Future ?
J.L. L’agence a été créée avec des designers, en sachant dès le départ que le design porte une démarche et une méthodologie. Nous sommes 50 personnes chez Possible Future, à part égale entre les trois disciplines : stratégie, ingénierie et design.
M.S. On procède de façon très horizontale. Quand on crée des projets, on se met tous au même niveau. Chaque discipline – stratégie, ingénierie et design – est systématiquement intégrée à chaque phase du projet. Le design n’est pas une variable d’ajustement : il y a une forte porosité entre les trois disciplines, c’est-à-dire que l’on accepte d’impliquer le designer dans la stratégie. C’est une démarche éminemment collaborative.
Comment arrivez-vous à faire comprendre la particularité de Possible Future à vos clients ?
M.S. C’est vrai que lors du brief initial, le design peut être absent ou occuper une place mineure. À nous de ramener le design à sa vraie place. Par exemple, nous travaillons sur un concept de recharge dans le domaine de la cosmétique : là, on a inventé une expérience en travaillant avec des artisans afin de remettre du rituel et de la poésie dans un contexte très technique. On se pose des questions tous les jours car il est difficile de rester un designer quand on vend de la stratégie.
J.L. On n’a pas voulu tomber dans le piège de l’UX et de l’UI. Cela dit, on est dans une transformation lente pour faire admettre à nos clients que la combinaison design x stratégie est une approche incontournable. Bien sûr, on ne peut pas pour autant se présenter comme des designers purs et durs auprès des entreprises. Moi-même, mon discours est très business car je dois générer une partie des revenus de l’agence. Ce qui nous place dans une certaine schizophrénie récurrente ! Pour pallier cet état de fait, nous organisons toutes les semaines à l’agence des réunions afin de réfléchir à comment un designer peut se positionner dans un environnement très orienté business et stratégie. Parce que le design est aussi une façon de se comporter, de se parler. Une manière de réinventer l’espace et de ré-infuser les façons de faire.
Finalement, quelle est la clé pour combiner business, stratégie et design ?
M.S. Expliquer ce que chacun de ces volets va apporter à un projet. Mener une large phase d’exploration et regarder comment l’idée va aborder le marché. Réfléchir à une problématique en prenant en compte l’ensemble de la chaîne de valeur, de la stratégie à la mise en marché.
Comment passer constamment de designer à consultant ou a business developer et réciproquement ?
J.L. Le designer archaïque ou inflexible ou le consultant qui considère le design comme du simple habillage sont aussi dangereux l’un que l’autre. Nous, on essaie de se ré-ancrer dans un système design cohérent où l’on passe d’un profil à l’autre en fonction de l’avancement du projet. On fait toutes les approches stratégiques, et à un moment donné le client dit « finalement allons-y ». On va au-delà de la roadmap et on pousse jusqu’à la conceptualisation, jusqu’à la solution pour matérialiser. De façon générale, on essaie de se détacher de nos clients pour mieux réfléchir à comment on peut les aider à aller ailleurs. On ne fait pas de la com, pas de la réorganisation mais on s’attache à proposer de vraies innovations qui peuvent durer dans le temps.
M.S. J’ai désappris le marketing pour apprendre le design et depuis je navigue dans ce contexte. L’agence a grandi aussi par rapport à cette façon de fonctionner, pour mieux appréhender l’innovation. Concrètement, on prend un objet du quotidien et on essaie de le déconstruire. Pas forcément dans le cadre d’un projet mais pour permettre de réfléchir. C’est un état d’esprit, une démarche. Et au final, on a plein de profils de collaborateurs qui évoluent grâce au design. On sort pas mal de choses en matière de design et on fait beaucoup de concepts. C’est parfois du design de service ou du design d’espace, mais ça sort et c’est là l’important.
Votre vision du design français ?
J.L. Des designers puristes et des moins puristes qu’il est difficile de faire cohabiter mais qu’il faut absolument rassembler. Et puis, il faut faire attention à la fragmentation entre design et stratégie.
M.S. Ce qui est intéressant avec le design français c’est la porosité entre des profils très différents. Cela permet d’apprend énormément. Je regrette, cependant, qu’il y ait si peu de ponts entre sciences humaines et design. La combinaison de ces deux disciplines permet pourtant d’obtenir des résultats étonnants.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1177