Écoles et agences : gestion de crise

Pendant ce confinement, rencontre avec deux directeurs d’écoles de design ainsi que de trois patrons d’agence afin de comprendre comment ils s’organisaient en ces temps de crise sanitaire. Par ordre alphabétique, voici Antoine Fritsch de Fritsch-Durisotti, Maurille Larivière de The Sustainable Design School, Frédéric Messian de Lonsdale, Christophe Pradère de BETC Design et Dominique Sciamma de Strate École de Design.

Antoine Fritsch, comment gérez-vous la situation actuelle ?
Nous sommes à 90 % en télétravail (ndlr : l’agence comprend 7 personnes) et sur la lancée des projets que nous avions en portefeuille. Donc, au moment où je vous parle, pas d’impacts majeurs. Cela dit, on peut parler d’une perte de productivité importante, car pour nous le travail à distance n’est pas la solution idéale. En matière de nouveaux budgets, on devrait en principe en rentrer deux dans la semaine qui vient. En termes de trésorerie, j’ai toujours été prudent, donc ça va bien, hormis pour nos réserves qu’il ne serait pas opportun de débloquer maintenant. Globalement, nous ne sommes pas dans une situation de survie et sommes en mesure de passer sans problèmes majeurs les deux mois qui viennent.

Maurille Larivière, comment gérez-vous la situation actuelle chez The Sustainable Design School ?
On a réussi à ne pas modifier les programmes en profondeur : les cours et les projets, notamment ceux réalisés en partenariat avec les entreprises fonctionnement bien, malgré la distance. Nous disposions déjà de pas mal d’outils numériques interactifs, ce qui facilite grandement les opérations. Du point de vue économique, pour l’instant, l’impact est nul, car les scolarités sont réglées en début d’année et d’autre part les activités des élèves n’ont pas été vraiment modifiées. J’ajoute que notre taille (ndlr  : 100 étudiants) fait que tout le monde se connaît et que la solidarité est forte. Et puis, cette situation inédite représente un champ d’investigation et de créativité qui est totalement dans le spectre de l’école. La dimension du design social est inscrite dans nos gènes  : le Covid-19 représente un énorme challenge sociétal et humain. Ce qui  est intéressant c’est aussi ce qui va se passer après car on ne mesure sans doute totalement pas les changements que cette crise va engendrer sur nos façons de vivre et de travailler. C’est un vrai questionnement, et le design a une belle carte à jouer dans la proposition de solutions à la fois éthiques et opérationnelles.  

Frédéric Messian, comment gérez-vous la situation actuelle chez Lonsdale ?
L’agence est passée à 100 % en télétravail. En termes d’activité, on est sur une baisse actuellement de l’ordre de 20 %, mais on anticipe une baisse de 30 % dans les semaines à venir, voire plus. Au final nous serons sur une activité en baisse de 50 %, ce qui est considérable. C’est un véritable tsunami. On s’est donc mis en ordre de bataille, d’autant que nous sommes une PME indépendante et que nous ne pouvons compter que sur nos forces. Cela passe d’abord par la sécurisation de notre trésorerie. Et je dois dire que nos clients ont bien joué le jeu, en réglant les factures en cours – voire en accélérant les paiements – et en maintenant les commandes qui étaient prévues. Cela dit, le newbiz est très faible. D’autre part, il y a un décalage assez net entre les annonces gouvernementales et la réalité des actions mise en œuvre par les banques ou par la Dirrecte. Cela va certainement s’aligner mais on y est pas encore. On a malheureusement eu recours à du chômage partiel (ndlr : l’agence comprend 250 collaborateurs) mais notre objectif prioritaire est d’être à pleine puissance quand l’activité reprendra. Mot d’ordre : être au plus près des collaborateurs et des clients, en donnant une autonomie importante aux managers. La grande leçon de ce que nous vivons aujourd’hui est qu’il sera impossible de revenir aux manière de travailler d’avant : le télétravail devient une donnée majeure et incontournable et l’on va aplatir encore davantage les organisations, et donc donner beaucoup plus d’autonomie. Je tiens, pour finir, à signaler que l’engagement des jeunes générations, tant décriées, est remarquable. Nos jeunes collaborateurs se comportent d’une façon fantastique.

Christophe Pradère, comment gérez-vous la situation actuelle chez BETC Design ?
Notre chance est de disposer d’une base en Chine, ce qui nous a permis d’avoir déjà eu à affronter les contraintes organisationnelles générées par cette crise sanitaire. D’autre part, nous sommes déjà des praticiens convaincus du télétravail. Ces deux éléments nous ont beaucoup aidés à s’organiser en France via l’utilisation massive d’outils collaboratifs qui permettent d’opérer une coordination précise des clients et des équipes.
Nous avons aussi effectué un gros travail de prise de contact avec nos clients pour préparer les plans d’action de sortie de crise. Ce qui me frappe est la différence de posture entre la Chine et l’Occident : la Chine s’est arrêtée physiquement mais pas stratégiquement, tous les dirigeants de sociétés clientes nous ayant demandé de continuer à travailler sur les projets engagés en nous rémunérant normalement. En Occident c’est souvent très différent : tout est remis en question : stratégie et opérations. Alors, même si la réalité de la crise sanitaire n’est pas discutable, je ne comprends pas pourquoi tout s’arrête. Nous sommes dans une sorte de panique hébétée. Cela n’a clairement pas été la politique chinoise et je note que beaucoup de grands groupes occidentaux engagés en Chine ont d’ailleurs sur-réagi par rapport au ralentissement chinois. Le marché chinois redémarre déjà, certes lentement, mais l’inertie ayant été positive, ce redémarrage est tangible. Pour ce qui concerne la France, en particulier, je compte beaucoup sur ceux qui ont un esprit entrepreneurial, parce que eux ils n’ont pas le choix et ils feront tout pour que ça redémarre le plus vite possible. En conclusion, c’est notre activité en Chine qui nous aide à maintenir un niveau d’activité global acceptable, car en France toute la partie newbiz est décalée.

Dominique Sciamma, comment gérez-vous la situation actuelle chez Strate École de Design ?
Tout d’abord, on a réagi de manière très rapide : on a appris le vendredi que le lundi suivant aurait lieu le confinement. Toute la nouvelle organisation a été montée en trois jours. Cette vitesse de réaction est due principalement à deux facteurs. Tout d’abord, une équipe exceptionnellement soudée et efficace sur nos deux campus en France – Paris dirigé par Frédéric Pain et Lyon avec Guillaume Puech (ndlr : Strate compte 850 étudiants dont 760 en France). Ensuite, le fait d’appartenir à un groupe puissant et structuré (ndlr : Galileo Global Education qui rassemble une quarantaine d’écoles) qui nous a accompagné de façon remarquable en transversalisant l’ensemble des bonnes pratiques, dont, notamment Blackboard une plateforme collaborative très utilisée dans le monde de l’enseignement. Ce qui me frappe avec cette crise sanitaire, c’est la puissance de la nécessité. Jamais on n’aurait envisagé de travailler comme on le fait en ce moment. De surcroît, cette façon de faire n’est pas du tout en contradiction avec notre stratégie pédagogique ou avec les contenus des programmes. Songez que nous avons mis en place un cours de sculpture en ligne, qu’étudiants et professeur ont adoré. Voilà une belle et grosse surprise qui me fait dire que nous allons nécessairement tirer des leçons de ces expériences. Tout d’un coup, nous sommes en possession d’une nouvelle dimension pédagogique à distance, dont on vient de mesurer l’efficacité. Peut-être aurons-nous demain un certain nombre de salles de cours virtuelles. Enfin, sur le plan économique, on est peu impacté, sauf pour tout ce qui touche à la relation avec les entreprises : partenariats et formation continue. Il y a également d’autres impacts liés à cette crise : nos 120 étudiants actuellement en stage sont désormais chez eux, sachant qu’aucun stage n’a été pour l’instant été suspendu. L’autre inquiétude ce sont les projets que les étudiants de 4e année mènent avec les entreprises  : on n’a pas de visibilité. Dernier point, il faut voir comment ces évènements vont bousculer les soutenances des diplômes qui étaient prévues le 13 mai. Cela dit, nos étudiants sont très motivés et ils voient bien que le lien entre leur discipline et ce qui est en train de se passer est fort. Alors, ce n’est finalement pas très grave si le calendrier change, on s’adaptera, sachant que notre absolue priorité est de protéger nos étudiants. 

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1147