Graphiques ou textuels, conceptuels ou pragmatiques, politiques et poétiques, quelques livres pour s’interroger sur le présent pour mieux envisager l’avenir.
Penser le futur
Et si le téléphone portable était « une nouvelle forme d’abri », comme le glisse Béatriz Colomina dans This will be the place, le livre édité par Cassina pour ses 90 ans. L’historienne de l’architecture émet cette hypothèse après avoir constaté que pour les migrants recharger son mobile arrive juste après l’accès à l’eau et à la nourriture. Dans l’ordre des nécessités ils ne mentionnent en effet ni lit ni toit, mais plébiscitent la possibilité de communiquer. C’est ainsi, par l’observation, que le design aide à redéfinir nos manières d’habiter le monde. « L’anthropologie et la sociologie sont toutes deux fondamentales pour le design, explique le designer Konstantin Grcic. Le travail d’un designer est toujours en rapport avec les personnes, et leur vie ». C’est donc à travers textes d’analyses, récits, interviews et misent en scène de lieux que Cassina, le fameux éditeur de mobilier italien qui travaille avec les plus grands designers et architectes, explore le futur dans ce magnifique ouvrage à lire autant qu’à regarder. Aurons nous des espaces « liquides » où tout est susceptible de se modifier sans accroc ? Vivrons nous à l’horizontale, tout le monde couché sur un canapé bas, un mur interactif à portée de main ou de voix ? Réclamerons nous des lieux en harmonie avec la nature pour s’extraire du rythme de la vie urbaine ? Verrons nous de l’art, partout de l’art, et des jeux pour nous faire enfin bouger de nos lits ? D’Arno Brandlhuber, architecte minimaliste berlinois, connu pour la co-organisation spatiale à Zhao Yang, jeune architecte chinois utilisant des éléments naturels et ruraux dans ses projets, en passant par Barbara Lehmann, responsable des archives historiques de Cassina, l’ouvrage apporte de multiples réponses, mais aussi des questions passionnantes sous l’égide des sciences humaines. De quoi montrer comment le design met en forme, donne forme aux émotions et aux idées.
This will be the place, sous la direction de Felix Burrichter, Rizzoli, 350 pages, 95 euros.
Connaître le passé
Du carnet Moleskine (1850) au premier iPhone d’Apple (2007), l’homme occidentalisé est passé de l’écriture manuelle à la commande vocale. Entre les deux, plus d’une centaine d’objets ont été le reflet de cette évolution. Olivier Frénoy les recense, choisit ceux qui sont toujours en usage ou qui ont marqué notre imaginaire au point de laisser d’indélébiles traces sur leurs avatars d’aujourd’hui. Le fondateur de l’agence Concept Frénoy design raconte les secrets de ces fauteuils, machine à coudre, couteau, ordinateur… ou ceux de leur créateurs, designers ou artisans de premier plan. Dans un joyeux pêle-mêle les concepts, les matières, les productions et les marques se répondent. Le fil rouge ? Le design et l’ordre chronologique. Le livre aurait gagné à être mieux légendé pour plus de clarté mais il est plaisant à picorer.
100 objets incontournables de l’histoire du design, Olivier Frénoy, Michalon, 224 pages, 19,90 euros.
Le petit carré de chocolat Valrhona ? C’est lui. Yves Domergue a dépoussiéré la marque en ôtant le circonflexe qui la plongeait dans le Rhône avant de la rhabiller de noir et d’or. Le nouveau packaging a relancé la chocolaterie et lui a valu de nombreux prix. Mais la confiserie n’est pas tout, il y eut aussi des intérieurs de trains, des cabines de pilotage, des thermostats… autant de succès qui sont l’occasion de raconter de l’intérieur le travail d’un designer, ses éclairs de génie, ses stratégies pour convaincre, mais aussi ses difficultés. Dans cette autobiographie professionnelle, simple et enthousiaste (l’homme est un grand fan des points d’exclamation), le cofondateur de l’agence MBD design n’élude pas les échecs : autant d’occasion d’apprendre encore et de partager sa vision d’un design industriel au service de l’entreprise et de ses hommes.
De sa sortie des Arts Déco en 1966 à la transmission de son agence en 2007, le Normand désormais enseignant dévoile quarante année de design pendant lesquelles la discipline a fait ses preuves, sans pour autant convaincre les ministères ou la majorité des entreprises. Yves Domergue termine sur un constat amère : « Dans les sphères des grandes directions des ministères, le design n’existe toujours pas. La Culture confond design et création artistique et l’Industrie design et stylisme. » Les deux n’ont toujours pas compris qu’il s’agit de vision, de capacité à rassembler, à synthétiser.
Confidences de designer, Raconte moi des histoires de design, Yves Domergue, EdiLivre, 186 pages, 15,50 euros.
Politique et graphique
Attica USA 1971, sous la direction de Philippe Artières, Point du jour, 352 pages, 331 illustrations et photographies, 35 euros.
UPO 2 : J’aimerais être là, 180 pages, 32 photos, 45 euros. (photo de une).
Deux livres-objets, travaillés, rares, pour deux manifestes.
Les injustices sociales et le racisme révélés par la révolte de la prison d’Attica (état de New-York) font écho au mouvement contemporain « Black lives matter ». Attica nous replonge dans l’histoire pour mieux comprendre aujourd’hui. Mis en page et designé par la graphiste Susanna Shannon.
Les traces de l’exil, de la fuite de l’horreur, rassemblés par la photographe athénienne Xenia Naselou révèlent le calvaire des réfugiés. Un magnifique « Unidentified Paper Object » (UPO) de photos accompagnées de récits, de textes et de poèmes, mis en page par la graphiste Rejane Dal Bello pour regarder les choses en face.