Designer de catamarans et cofondateur de l’École de design durable de Nice (SDS), l’ancien directeur du design de Renault, se souvient de Naum Slutzky, un de ses maîtres, et confronte son enseignement à quelques mauvaises expériences de « design ».
J’ai eu la chance d’être un étudiant de Naum Slutzky alors qu’il enseignait encore à l’âge de 70 ans au Birmingham College of Art & Design où j’étudiais le design industriel. Slutzky, un proche de Johannes Itten, fut un jeune Maître au Bauhaus de Weimar. Il n’avait que 25 ans quand il a commencé à œuvrer dans l’atelier des métaux précieux qu’il partageait avec Laslo Moholy-Nagy. Quand je l’ai connu, Naum Slutzky ressemblait singulièrement à Trotsky, mais il n’était pas sanguinaire pour autant. Il avait par contre une aversion profonde pour les stylistes et autres acteurs de l’obsolescence planifiée et plus particulièrement pour l’un de leurs prophètes, Raymond Loewy, dont le nom ne fut, à ma connaissance, jamais prononcé en sa présence.
Embouteillage
J’ai mal tourné, je le sais puisque je suis devenu un designer automobile et ai rejoint la cohorte des marchands du temple qui jouent avec les émotions superficielles des consommateurs. J’ai été responsable de quelques 60 millions de véhicules sous différents formats : voitures, fourgonnettes, fourgons, pick-ups, camions, tracteurs agricoles, bus et autocars. Les Américains diraient : « That’s a lot of metal ». En fait, j’ai calculé que si l’on devait aligner l’ensemble de ces véhicules les uns derrière les autres, pare-choc contre pare-choc, cela se traduirait par un embouteillage qui ferait 6 748 fois le tour de la terre. Notez, néanmoins, que je me suis toujours décrit comme étant un designer et non pas un styliste, de la même façon que j’ai aussi refusé, à une certaine époque de la préhistoire, l’appellation d’esthéticien industriel, évoquant un coiffeur qui travaillait à la chaîne.
L’esprit de Naum Slutzky m’a toujours habité, il m’a même hanté tout au long de ma carrière de renégat jusqu’au jour où, à Berlin, alors que je devais recevoir le soir même le prix de la Fondation Raymond Loewy, je suis passé devant une librairie qui affichait dans sa vitrine un livre sur mon vieux professeur. Il était en solde. Je suis entré dans le magasin, un peu ému, et j’ai acheté les 2 derniers exemplaires. J’aurais voulu lui dire, à ce cher Naum Slutzky, que malgré ma trahison initiale j’avais œuvré pendant toutes ces années pour défendre, sinon la primauté de la fonctionnalité sur le style, au moins que le style ne terrasse pas la fonctionnalité. Ainsi mon équipe et moi-même avons fonctionné à partir d’une démarche philosophique que nous avons nommée « Touch Design » qui associe sensualité, plaisir de toucher et clarté du propos technique dans un ensemble intuitif. Un principe qui m’est cher est que la technologie est faite pour l’homme, et non l’homme pour la technologie. Or, trop souvent, on est confronté à des interfaces technologiques où se dégage l’impression que le responsable de ces débauches d’inepties n’est autre que le fameux Joker, l’ennemi N°1 de Batman, qui rit à gorge déployée de toutes ses mauvaises blagues… En voici quelques-unes que j’ai vécues dans de récentes pérégrinations.
Lumière réfractaire
Je n’ai jamais compris pourquoi certains prenaient un malin plaisir à contrarier ma vie de voyageur fourbu en m’obligeant à me relever de mon lit d’hôtel pour éteindre la dernière lampe, réfractaire, qui n’est pas commandée par l’interrupteur central à la tête de lit. D’ailleurs, il m’est arrivé plusieurs fois d’enlever l’ampoule en dernier ressort, n’ayant pas trouvé l’interrupteur.
Douche aveugle
Le matin, me brûler ou recevoir une pluie glacée en provenance directe d’Islande à cause d’une fausse manipulation de la douche est une expérience courante. Toutes les douches fonctionnent différemment, mais elles ont en commun une caractéristique : « surtout ne pas être intuitive et vive la différence ». Sous la douche, encore, où j’ai tendance à ne pas porter de lunettes, chercher le shampoing est une épreuve. Non que je veuille lire le nom des produits chimiques qui vont m’intoxiquer, c’est déjà trop tard, non !, je veux juste savoir si c’est bien du shampoing plutôt qu’un jus de fruit oublié par le dernier client avant moi. Mais, comment savoir avec un choix de typographie, forte élégante par ailleurs, de lettres fines chromées, imprimées sur un contenant transparent adoptant une forme bien arrondie pour mieux capter la lumière et rendre totalement illisible l’inscription, quel produit j’utilise ?
Liseuse illisible
Le soir, après une longue semaine passée dans un pays lointain, être de nouveau titillé par du « toxic design » en prenant place dans le siège business de sa compagnie aérienne préférée. Après avoir pris une restauration rapide, décider d’enfin dormir. On ôte ses lunettes que l’on met dans un étui. Et maintenant, éteindre la lumière. A portée de main, un bandeau tout en longueur identifie par de gros symboles l’ensemble des commandes, dont une pour l’éclairage. On appuie et… la cave à pied s’éclaire. Je serais prêt à argumenter avec n’importe quel esthéticien industriel de la pertinence de valoriser cette prestation, que je n’ai jamais utilisée que par erreur. Où se trouve l’interrupteur ? On le découvre éventuellement après une recherche attentive : il est placé à la hauteur de la tête, à droite, légèrement en retrait, positionné sur une commande que l’on extrait en tirant un cordon ombilical décidé à reprendre son bien, et là en effet il y a un petit bouton circulaire d’un diamètre de 6 mm associé à une icône à la même échelle, illisible sans lunettes. Mais, ce n’est pas tout ! Immédiatement au-dessus se trouve un bouton quasi identique, qui est l’appel à l’aide au personnel de bord, cela tombe bien : « Bonjour Monsieur, je sais… Vous souhaitez éteindre votre liseuse… »
Mea culpa
J’ai fauté de mon côté de trop nombreuses fois, et je présente mes excuses à tous ceux qui ont vu leurs lunettes de soleil glisser, dans un virage, sur le dessus de la planche de bord de la première Twingo avant de disparaître à travers la fenêtre ouverte. Oui je sais, je sais, vous ne serez pas pour autant plus indulgents si je vous disais que notre contrainte était liée aux angles de démoulages d’une planche de bord monobloc. Il n’y a aucune excuse recevable pour du mauvais design, les gens ignorent le design qui ignore les gens. C’est une des choses parmi tant d’autres que nous inculquons aux étudiants de notre école de design durable à Nice, The Sustainable design School, et là, je crois que Naum Slutzky approuverait.