Luc Brabandere, directeur associé du Boston Consulting Group, ex-mathématicien, ex-directeur de la Bourse de Bruxelles, philosophe, auteur de nombreux ouvrages, est un cas unique, un phénomène, vous en conviendrez.
Gérard Caron ayant eu le privilège de le rencontrer lui a demandé, pour les lecteurs d’Admirable, ce qu’était une marque.
« Une marque ? C’est un concept qui se bat pour exister… »
Un article rare, impertinent, pointu, inattendu, à lire attentivement…
QU’EST-CE QU’UNE « MARQUE » ?
Toblerone, Dexia, Cash Converters, Stabilo Boss, Adidas, Lotto, McGregor, Thalys, Rötring, La vache qui rit, Prozac, Velux, Martini … Nous vivons entourés, submergés même, d’appellations commerciales. Plusieurs milliers de marques qui souhaitent attirer l’attention du consommateur que nous sommes. Mais il en va un peu des marques comme il en va du temps, dont Saint Augustin disait « ce concept ne me pose aucun problème, sauf quand j’essaye de le définir ! » Car effectivement, qu’est-ce qu’ une « marque » ?
Commençons par quatre constats.
1. Le premier concerne des caractéristiques propres
-une marque a une valeur puisque face à un prix plus élévé le consommateur se dit qu’il a payé pour la marque.
D’ailleurs une marque se vend ( Rolls Royce ) ou s’achète (Compaq), cela dépend du point de vue…
une marque a une inertie comme pourraient en témoigner ceux qui ont lancé Base ou Accenture !
Elles le sont à des degrés divers. Nike et Colgate sont plus une marque que Airbus ou RTL. Les nuances peuvent apparaître au sein d’un même secteur. Ryan Air est plus une marque que Air France, Proximus est plus une marque que Belgacom.
on peut donc distinguer pour une marque ce qui est essentiel (je ne peux enlever le rouge sans perdre Coca-Cola) de ce qui est accessoire (si le goût vanille ne se vend pas, j’arrêterai).
tout peut devenir marque ! C’est ce qui se passe par exemple quand sur la couverture d’un livre le nom de l’auteur devient plus grand que le titre…
dans certains cas on hésite à parler de marque ( Basmati, Harvard, Tintin, PC, La Libre Belgique)
2. La nébuleuse des marques résiste fort aux tentatives de classement. Elle n’a pas ses Buffon et ses Mendeleiev pour proposer des catégories claires, des genres et des espèces bien distincts.
Certaines appelations deviennent nom commun (aspirine, frigidaire,), adjectif (diesel, shetland) ou même verbe (« could you xerox this for me ? », « Il faudrait qu’on google un peu »). Mais c’est souvent contre leur gré.
Baxter lutte par exemple contre cette banalisation. Il est vrai que si on appelle Bic un concurrent de Bic, cela veut dire que la marque Bic… n’existe plus ! Et que dire alors d’une « Jeep Toyota » …
Il y a de tout dans la nébuleuse. De la géographie (Vichy, ClubMed, Darjeeling), des individus (Michelin, Liebig, Yves St Laurent, Eddy Merckx) et des binômes (Hewlett-Packard, Rolls-Royce). Parfois c’est le nom de l’entreprise qui domine (Electrabel, The Boston Consulting Group, Touring Secours).
Il peut s’agir d’un label (blanc-bleu-belge), d’une enseigne (Mister Minit), d’un type (cabriolet) ou encore d’un modèle (Varilux)
3. Qu’y a-t-il de commun à toutes ces appellations ? Elles évoquent toutes un « produit ».
Mais la relation qui unit la marque à son produit n’est pas symétrique. Le produit vient d’un producteur, mais le client n’est pas le marqueur.
On parle de produit Delhaize, on devrait plutôt dire un « marqué » Delhaize. Et qu’attend-on d’un produit dé-marqué ? Que le passant le re-marque pardi !
De plus,
3.1 Il n’y a pas de bijection (1)
Un même produit peut être vendu sous différentes marques. A quelques petits détails près, un même véhicule monospace assemblé près de Lille devient Peugeot 807, Lancia Phedra, Citroen C8 ou encore Fiat Ulysse
Une même marque peut recouvrir différents produits. Il y aurait ainsi plus de cent goûts différents de Nescafé, chacun choisi en fonction de cultures locales. Plus doux en Suède qu’en Italie. Avec option lait et sucre en Thailande.
3.2 Les consommateurs éprouvent parfois un sentiment double, voire paradoxal :
Ils peuvent aimer plus le produit que la marque. Cela semble être le cas des hamburgers Mc Donald, des vêtements Camel ou Marlboro, ou encore de Microsoft.
Ils peuvent aimer plus la marque que le produit ou ce qu’il est devenu. La STIB et la SNCB sont plus sympathiques que satisfaisantes. Le « beaujolais nouveau » se trouve aussi un peu dans cette situation.
3.3 Le passage à la limite est intéressant
Un produit peut exister sans marque. On parle alors de produit blanc… à moins que cette appellation de « produit blanc » soit devenue une marque !
Une marque peut exister sans produit. La preuve ? on parlera encore longtemps de la Sabena ou de la BBL !
4) Cela se complique encore avec les sous-marques comme Nivea produit par Beiersdorf ou – dans un autre registre- Intel… inside. Il y a aussi les sous sous marque comme comme Scenic qui est une Mégane qui est une Renault.
Que dire alors des sur-marques ? Accor (qui englobe une dizaine de marques de Formule 1 à Sofitel) affiche de plus en plus sa volonté d’exister en tant que telle, à l’image de Virgin.
Le tout supérieur à la somme des parties ?
Ce n’est pas l’avis de Procter&Gamble qui se cache derrière Pampers. Nestlé fait plutôt dans la nuance, tantôt discret ( Kit Kat ), tantôt plus ambitieux ( Nespresso )
La complexité semble n’avoir pas de limite. Prenons par exemple un vélo Peugeot. Y-a-t-il encore des pièces construites en France ? De combien de pays différents proviennent d’ailleurs ( !) ces pièces ? En quoi un vélo Peugeot reste-t-il un vélo Peugeot ? En quoi diffère-t-il des autres marques ? Finalement existent-ils encore les vélos Peugeot ?
On le voit, il y a vraiment beaucoup de choses à dire à propos des marques.
Un philosophe dirait que comme l’extension du concept est large, il faut s’attendre à une compréhension réduite. Essayons maintenant de la définir.
Une marque est un concept qui se bat pour exister (connaissez-vous la marque de vos pneus ?). Un concept qui n’existe pour le citoyen que par le jugement qu’il y associe, et qui pour le pire ou le meilleur, devient stéreotype.
Une marque se situe quelque part entre la chose et ce qu’on dit de la chose. Parfois la chose est dominante (le bloc Ytong, le piano Steinway). Parfois ce qu’ évoque la chose l’emporte (Bang & Olufsen, Ferrari, Eau sauvage) et la marque sera dite plus forte.
Une marque est un repère, une référence, un lien. Vide de sens au départ, elle accumule du contenu au fil du temps. La nostalgie (Caran d’Ache), la santé (Volvic), le meilleur prix (Aldi), la modernité (Smart), la solidité (Samsonite) ou encore l’aventure ( Timberland ).
Mais la force d’une marque, sa volonté d’exister peut se retourner contre elle. Une marque évolue moins vite que le monde auquel elle appartient, et comme tout stéréotype, le changement ne peut-être que brusque. Des années après s’être retiré de ce secteur, pour beaucoup, Philips restait associé aux machines à laver.
Nous en resterons là pour aujourd’hui, c’est plus sûr !
Quelques ouvrages de Luc de Brabandere :
Pensée magique, pensée logique
Le management des idées
Pensée magique, pensée logique
Les sens des idées
Balades dans le jardin des grands philosophes
Le monde des idées
(1) Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas eu le grand privilège de faire des mathématiques modernes, je rappelle qu’une bijection existe entre deux ensembles lorsqu’à un élément du premier ensemble correspond un et un seul élément du deuxième.