Design, travail, grève…

Le design et la grève, un sujet jamais abordé dans les médias… aussi l’article du sociologue Gérard Mermet paru dans nos colonnes a suscité de beaux débats. Certains regrettant qu’il n’était pas traité sous l’angle du design.
Yvan Teypaz, graphiste designer, a quitté son Mac un instant pour prendre sa plume. Histoire de replacer dans un contexte social plus large, les conséquences d’un design en grève….

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Un article récent d’AD à fait réagir nombre des lecteurs habitués. Le titre « Le design en grève » laissait entrevoir une réflexion sur les conséquences qu’engendrerait un arrêt de travail des créateurs et concepteurs, mais …

Malheureusement, de design et de réflexion, il n’était point question dans cet article de Gérard Mermet adressé à Gérard Caron.

Pour autant, l’article soulevait 3 points importants :

1 – la France serait un pays de grévistes et de nantis ;

2 – que se passerait-il si les créateurs se mettaient en grève ;

3 – quel projet de société construire ?

1 – La France, pays de grévistes et de nantis ?

Ian Eschstruth a mené une synthèse, parue le 31 mai 2007 dans le revue « Les Mondes du Travail » n°3/4 sous le titre « La France, pays des grèves ? Etude comparative internationale sur la longue durée (1900-2004) », qui s’appuie sur des études internationales, de divers horizons, mais aussi de diverses couleurs politiques.
Leur moyenne ferait des Italiens les « champions » de la grève, suivie généralement du Canada. La France ne se place souvent que dans la seconde moitié du classement des pays, largement sous la moyenne à chaque fois, et loin derrière les pays scandinaves dont on nous vante certains aspects du modèle social. Ainsi, le Danemrak est en tête du classement pour la période la plus récente, la Norvège (4ème) et la Finlande (7ème) montrent que la « culture de la négociation » n’empêche pas une forte conflictualité !
Les syndicats de ces pays sont réputés si puissants que les gouvernements lâcheraient prise avant tout mouvement … on nous mentirait ?

La « culture de la confrontation » tant décriée par les médias français n’engendrait donc pas une « forte intensité conflictuelle ». Mais après le coup de semonce du mois d’octobre 2007, le gouvernement n’est-il pas la cause des troubles subits ? Après un « simple avertissement » des syndicats, il n’a pas ouvert de négociations et a préféré s’enfoncer dans un conflit… pour se féliciter d’avoir « fait passer la réforme » dès les grèves suspendues pour négocier calmement…

 Graphique IanEschstruth

La question des nantis rejoint celle des 35 heures.

D’un côté, les partisans du partage du travail : si ceux qui ont un emploi travaillent un peu moins de temps, cela pourra créer des emplois pour ceux qui n’en ont pas. Si l’idée de départ était bonne, la loi fut mal écrite et le résultat est mitigé.

De l’autre, les tenants du « travailler plus pour gagner plus ». Cette tendance s’inscrit dans une recherche de croissance absolue, qui ne s’arrêterait jamais. Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont des entreprises qui ont plus de commandes qu’elles ne produisent et qui mènent un « chantage à la délocalisation » auprès de leurs salariés pour les faire renoncer aux 35 heures. S’ils refusent, l’usine sera déplacée et les salariés perdront leur emploi.

Il y a donc ici deux visions du monde qui s’opposent dans un duel sourd et stérile. Il n’y a pas de projet de fond sur le long terme, ni d’un côté ni de l’autre. Soit l’on refuse d’être compétitif, soit l’on court après une démultiplication sans fin …

2 – Les créateurs en grève ?

Quel est le point commun de la plupart des créateurs (stylistes de mode, ingénieurs, designers produit, graphistes, dessinateurs, …) ? Souvent d’être « charrette », de courir après la montre pour remplir les missions en cours.

Un second point commun est leur absence de « conscience de classe ». Les rares syndicats ne montrent pas de grandes ambitions pour développer les métiers concernés, et ne bénéficient pas d’une audience suffisante pour lancer un mouvement de grève général. Imaginons quelques secondes que les écoles de design forment les étudiants à améliorer leurs conditions de travail pour améliorer le produit de leur travail, qu’il y ait un ou plusieurs syndicats forts, et qu’il y aurait un mouvement de grève national.

Il y a fort à parier que des stagiaires pourraient remplir certaines tâches, et que les autres attendraient le retour des concepteurs pour être traitées … en charge supplémentaire !

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A part les sociétés qui ont besoin d’un résultat immédiat, qui travaillent en flux tendu et pour lesquelles les concepteurs sont une maille importante dans le processus continue, la plupart attendraient.

Bref, les plus petites seraient mises en difficultés, les marques de signatures auraient du retard dans la présentation de la nouvelle collection, mais les multinationales, au mieux, n’auront qu’à bouger de quelques semaines les projets en cours. Au pire, elles délocaliseront leur bureau d’études ou de style en Inde, en Chine, ou dans un pays avec peu de syndicats (la Corée du Nord, pourquoi pas).

Le design est une valeur ajoutée qui peut se trouver ailleurs ! Le design en grève risquerait donc de ne pas être très efficace, finalement, le design est-il bien utile ?

3 – Quelle société ?

Le design a-t-il pour but d’améliorer la vie des gens ? Ou ne sert-il qu’à faire gagner un peu plus d’argent à des grandes firmes ?

Dans ce cas, effectivement, une remise en cause de tout « acquis social » est logique. Enfin, uniquement ceux des gens qui ne sont pas proches du pouvoir, bien sûr. Il n’est pas question de demander aux personnes les plus fortunées d’être solidaires avec les accidentés ou les malades. Il n’est pas non plus question de demander à un membre de cabinet ministériel de payer un loyer au prix du marché, ou à un gouvernant de toucher un salaire en cohérence avec ses fonctions et les besoins de ses administrés.

Mais si la question du designer est de chercher à rendre le monde meilleur, ou au moins d’essayer d’y participer, alors les questions sociales se posent. Et le « travailler plus » n’est pas une avancée sociale, elle nous ramène plutôt vers le XIX° siècle, lorsque l’on pouvait prévoir la prochaine grande guerre pour la génération suivante !

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Et au-delà, si la croissance oblige à détériorer le Code du Travail, qu’elle oblige à travailler plus, alors où s’arrêtera-t-elle ? Quand il ne sera plus possible de travailler plus ici, l’usine ira ailleurs. Puis, quand l’usine travaillera encore plus, ce sont les bureaux d’études et de style qui partiront, et notre travail, à nous, qui s’en ira vers d’autres cieux. Les plus chanceux d’entre nous vivront de leurs rentes, les autres iront sous les ponts. Comme disait René Char :

« Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. […]

Quand ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour dire quelques chose. »

Finalement, une posture solidaire est aussi une posture égoïste … mais qui profite à tous sur le long terme !

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Le CV d’Yvan Teypaz

L’analyse et le graphique « Classement de 25 pays par conflictualité décroissante (1998-2004) sont de Ian Eschstruth, parus le 31 mai 2007 dans le revue « Les Mondes du Travail » n°3/4 sous le titre « La France, pays des grèves ? Etude comparative internationale sur la longue durée (1900-2004) ».

Si vous vous intéressez à la question, voici les études que synthétisait Ian Eschstruth : Stéphane Sirot (« Emploi ouvrier, syndicalisation et grèves en Europe occidentale de 1880 à 1970 : entre rapprochements et creusement des singularités », Cahiers d’histoire n°72 ; 1998) pour la période 1900-1970 ; Jean-Daniel Reynaud (« Sociologie des conflits du travail », PUF ; 1982) pour les années 1955-1977 ; Michel Lallement (« Sociologie des relations professionnelles », Paris, La découverte, coll. Repères ; 1995) pour 1970-1990 ; Maximos Aligisakis (« Typologie et évolution des conflits du travail en Europe occidentale », Revue Internationale du travail vol.136 n°1 ; 1997) pour 1970-1993 avec un indicateur plus complexe sur la conflictualité générale ; Robert Lecou, député (« Rapport d’information sur le service minimum dans les services publics en Europe », Assemblée Nationale ; 2003) et Udo Rehfeldt (« Cycle des grèves et cycle économique », Chronique Internationale de l’IRES ; 1995) entre 1984 et 1993 ; et enfin Mark Carley (« Evolution de la situation en matière d’actions syndicales – 2000-2004 », Observatoire Européen des Relations Industrielle ; 2005) pour la période 1998-2004.