Design et art, quel lien ?

Question sans cesse posée ! Après le succès de l’article de Fabrice Peltier sur « packaging et art » -près de 3 000 visites- Admirable Design a décidé d’aller plus loin et de demander le point de vue d’une universitaire des arts plastiques et de l’art contemporain : Micheline Girard. Pour elle, existe-t-il un lien entre la démarche de l’artiste et celle du designer ?

Elle donne ici, en exclusivité, sa réponse.

Un peu de réflexion culturelle sur notre profession, cela ne peut pas nous faire de mal, non ?

Le design et l’art. Une longue histoire…

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Micheline Girard est universitaire, depuis trente deux ans dans le secteur des Arts Plastiques, que ce soit d’un point de vue théorique (histoire de l’art, esthétique) ou d’un point de vue pratique (plasticienne et enseignante, Docteur d’Etat en Arts Plastiques à la Sorbonne).

La réalité de l’art contemporain l’amène à favoriser une démarche de circulation, privilégiant le décloisonnement entre pratique et théorie, mais aussi entre Arts Plastiques et Design, démarche qu’elle implique dans différents secteurs d’activité :

– anime un groupe de recherche à L’ENSA Aubusson-Limoges sur le thème :
« Circulation entre Arts Plastiques et Design »

– conçoit le projet pédagogique du Mastère Européen des Arts et du Design de l’Université Multisites Internationale.

– Cofondateur de la Galerie Itinerrance, Paris Rive Gauche ouverte aux créateurs plasticiens et designers de la production contemporaine.

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Design… et art

La réalité de la production contemporaine révèle et manifeste une collusion des pratiques et des démarches, ce qui mérite que l’on pose clairement la question : Y a-t-il un lien entre design et expression artistique ?

Ce décloisonnement entre les expressions artistiques, dont les premiers signes apparurent dès la période romantique, devint la pierre angulaire de l’Art moderne des années 1910 qui se polarisait sur l’idée d’art total ; celui entre les expressions artistiques et le design existait avant même le concept de design, quand il était désigné comme art appliqué et qu’il flirtait avec les courants plastiques innovants à l’époque, sous la dénomination d’ Art Nouveau. A notre époque contemporaine, ce décloisonnement des pratiques ne vise plus l’idée d’art total ni une volonté de systématiser un mode relationnel, il naît du questionnement du concept de création, à partir du lieu même de son émergence, à savoir le moment de son instauration, entre espace et temps, au cœur de l’atelier ou de l’agence, c’est à dire cet entre monde dont Klee nous fait approcher la spécificité, et que Deleuze ancre au cœur de la sensation.

Un élément plastique , dans sa corrélation avec les autres éléments plastiques de l’œuvre ou avec les contraintes et éléments fonctionnels du produit design, par l’exercice du savoir -faire de l’artiste ou du designer, va devenir à la fois une entité particulière vivante, mais aussi une entité globalisante qui fera de cet élément plastique une appartenance à un tout , dont il est d’une absolue nécessité ; de là l’émergence d’une pensée rationnelle organique pouvant investir des domaines réservés aux spécialistes de la pensée rationnelle formalisée et à priori plus sécurisante, mais souvent source de l’empêchement à l’émergence de la pensée elle même.

C’est dans l’entrelacs du formel et de l’organique (comme acte, démarche et pensée), autant pour l’artiste que pour le designer , que la production artistique ou design pourra susciter un rapport à la sensation, par le degré d’humanité qu’elle recèle et un regard animé de l’âme qui l’habite, ceci valant autant pour un tableau de Picasso qu’une texture de papier Japon, une orfèvrerie Précolombienne, un masque Africain ou un objet Inuit…c’est dire les qualités relationnelles innovantes qu’artistes et designers ont à conquérir en se côtoyant.

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Arts Plastiques/ Design

Au moment où naît l’Abstraction, l’objet disparaît de la peinture comme représentation mais revient comme présence réelle et matérielle et comme transgression de tous les codes de la pratique picturale avec le ready-made de Duchamp.

La peinture est expression et rapport au monde ;quand elle revisite le mode de fonctionnement de son langage pour aboutir à l’Abstraction au détriment de la représentation de l’objet, c’est au moment où naît la société de consommation ; l’objet devient le pôle des valeurs matérielles, économiques, sociales, éthiques et l’image de l’objet est prise en charge par la publicité qui véhicule sa valeur marchande et en même temps les codes de la représentation sociale.

Mais c’est aussi la naissance du design dans ses premiers balbutiements, sous la terminologie d’arts appliqués, pris en charge par les professeurs du Bauhaus qui sont en même temps les peintres de l’Abstraction
( Klee, Kandinsky, Albers, Max Bill, Fenninger, Moholy-Nagy,…)

Dans son expulsion de la représentation de l’objet, la peinture abstraite a permis la naissance de l’objet dans le champ de la créativité

– comme procédure d’expression en arrachant le figural au figuratif (Balthus, Bacon,…)

– comme lieu de la contestation ; ready-made, nouvelle figuration, land-art, body-art…

– comme présence abyssale ( minimal art, post modernisme…)

– comme miroir social, psychologique… :art sociologique, pop’art, happening, installation, multi-média…
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Pendant ce temps l’objet apparaît dans la société de consommation comme nouant des relations étroites entre esthétique et fonctionnalité dans les arts appliqués qui transgressent la notion de style.

Quand l’esthétique a été perçue dans la société anglo-saxonne et surtout américaine, après la deuxième guerre mondiale, comme pouvant être un argument commercial, les arts appliqués (terminologie manifestant l’intérêt principal pour la valeur esthétique, qui était au sein du Bauhaus considérée comme valeur éducationnelle pour tous), sont devenus le «  design » traduit en français par dessein ou/et dessin, ce qui est impropre au sens investi par le terme « design » où la valeur esthétique devient stratégie de marché, en même temps qu’elle impulse une reconsidération de la présence esthétique de l’objet .

C’est la période où l’Amérique du Nord devient le pôle de référence des valeurs culturelles :

-en se réappropriant la dynamique créatrice de l’Abstraction pour faire l’art contemporain de l’après guerre (abstraction lyrique et gestuelle, abstraction géométrique).

-en se réappropriant le concept de l’esthétique de l’objet et en l’investissant dans la stratégie de marché d’une société de consommation avancée.

A partir de la deuxième moitié du XXèm siècle, un mouvement de précipitation de l’interrelation entre Arts Plastiques et Design, dans un entrecroisement infini, ou chiasme, surgit à partir des années 50 avec le pop’art, mais paradoxalement en continuant à faire perdurer les valeurs du monde moderne depuis la Renaissance, qui renvoient à une culture de l’objet et de sa représentation et qui se manifestent dans une conception cartésienne du monde , dominée par le partage entre le sujet et l’objet et leurs relations reposant sur :

– la re-présentation

– la domination de soi et de la nature

– l’ambivalence objectivation/aliénation.

Design/ Arts Plastiques

Si nous reprenons ce face à face du côté du Design, ce dernier intéresserait la conception des formes d’ objets qui se caractérisent par leur utilité, leur fonction et qui sont investis dans une production industrielle.

Cette exigence d’esthétique de l’objet ou de l’aménagement de l’espace intérieur ou urbain, graphique ou publicitaire…se voulait comme l’incidence d’une volonté d’art total dans le monde de l’efficacité esthétique, alors qu’il était un grand cheval de bataille de l’accès aux valeurs du beau pour tous, quand on pensait encore au concept d’art appliqué (le Stijl et le néo-plasticisme de Mondrian et Théo Van Doesburg, le Futurisme russe de Tatlin, le Futurisme italien , le Bauhaus allemand).

Le projet du Design était donc à la fois esthétique , économique et politique.

Entre le Design et les Arts Plastiques, deux modes de pensées spécifiques………

-rationnel pour le designer  ; l’objet conçu correspondant à un usage

-imaginaire pour le plasticien , s’ancrant dans une rationalité organique.

Cependant ces deux activités se retrouvent sur le plan des intentions aussi bien esthétiques qu’artistiques, constatant l’apport indispensable des arts plastiques dans leurs démarches respectives. Le souci artistique amène le designer à repenser le rapport aux objets quotidiens et constitue un rapport au monde, spécifique, qui est créatif dans son essence. Ainsi on peut comprendre la production d’un Starck qui investit les deux champs en même temps ( peut être même parfois au détriment de l’efficacité fonctionnelle) alors qu’il est à l’origine et professionnellement designer.
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Au niveau des praticiens (designers et plasticiens) on remarque une circulation et une transversalité des pratiques :

Des peintres évoluent vers un stylisme de mode (Schreiber) ou vers l’aménagement d’espace (Debray), séquelles d’une pensée de l’art total, tandis que des architectes deviennent plasticiens. Mais il y a aussi une transversalité au niveau des pratiques du design (typographie, mobilier, produit, vêtements,…). Une expérience du passage d’une pratique à l’autre multiplie l’opportunité d’une mise à distance, favorise l’esprit critique et re-dynamise la créativité dans tous les secteurs. Cela multiplie la capacité à remettre en question des attitudes stéréotypées et des habitus du penser et du faire.
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Le travail en équipe.

Les points de vue hétérogènes sur ces pratiques créatrices (arts plastiques et design) impliquent les producteurs dans une curiosité, une adaptation, un recyclage, où même la posture du non savoir et de l’absence d’expérience est intégrée, participe quelques fois de l’esprit critique et peut permettre d’innover en terme de cheminement et de démarche ou/ de méthodologie ; ainsi se développe le phénomène de travail en équipe, initié par le contexte professionnel de l’agence en design qui multiplie les acteurs de la création et favorise les passages qui font se rencontrer les artistes et les designers dans une création collective
_ * Dans les années 70, les architectes design du Groupe de Memphis adoptent le mode de diffusion des artistes pour leurs objets, en les exposant dans des galeries et en faisant un tirage limité ; ils organisent ainsi la baisse du prix de l’œuvre et par là même la désacralise.

* Des plasticiens ont reçu des commandes pour la création de mobilier en pièce unique, en tant qu’œuvre unique d’où une sur-valorisation de l’objet fonctionnel, qui souvent entre les mains de l’artiste acquiert une dimension supplémentaire dans le pouvoir poétique et symbolique qu’il développe au détriment du fonctionnalisme, tout en favorisant une attitude critique par rapport à ce critère.
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* Par ailleurs des plasticiens adoptent le statut de concepteur de design dans leur stratégie commerciale comme Sol Lewitt qui ne vend plus que le projet noté sur papier , dont il interdit la réalisation. D’autres créent des séries de modules ou des éléments pouvant constituer une œuvre dont ils confient la réalisation à d’autres spécialistes techniciens. Ce type de démarche a préparé l’ensemble des créateurs , lors de l’apparition des possibilités de l’Internet, à œuvrer dans le sens de l’interactivité comme colonne vertébrale du surgissement de l’œuvre, ce qui permet une multiplication des acteurs de la création en même temps qu’une démocratisation dans l’acte de participation et dans celui de sa réception .

L’expérience du passage se constitue à plusieurs niveaux…

* celui des itinéraires individuels qui investissent sporadiquement les lieux de reconnaissance du design et des arts plastiques en passant de l’un à l’autre . D’autres comme Starck, Sol Lewitt ou Serra intègrent les deux pratiques en même temps avec une posture critique dans leur démarche artistique indistinctement, mais aussi par rapport au contexte économique, social et politique.

* dans ce renouvellement du sens des démarches pratiques, le Land-art des années 60 a subi des perturbations du sens de sa valeur contestataire ; son acceptation actuelle évolue vers un questionnement sur les problèmes écologiques (qualité de vie, reconsidération de l’espace urbain ou architectural…) et rencontre ainsi les préoccupations du designer qui intègre lui même de plus en plus les problèmes urbains ou de cette campagne peu à peu semi urbanisée.

* celui de la finalité de la production qui elle même peut être pluralisée, ainsi des objets ou des espaces (dans son acceptation la plus large) peuvent être perçus autant comme œuvres d’art et/ou objets utilitaires (tables d’artistes, projet-œuvre de designer…).

Toutes ces transversalités génèrent une pratique du dépassement et de la transgression et libèrent le rapport de bipolarité dialectique objet/sujet pour opérer un renversement catégorique des modes du savoir et de la création, et advenir dans un monde de pluralité et d’ouverture propre à innover, à partir du lieu de la création – dans un décloisonnement des techniques et des démarches- des modes de structures mentales intégrant la pluralité de l’espace et la multidirection du temps, données de notre monde contemporain du XXIèm siècle.

Et le multimédia, dans tout cela ? Art ou design ?

L’ère du multimédia, outil autant de l’artiste que du designer, favorise une indistinction entre l’artiste et le designer :

* multiplie les sources d’information et d’échange

* développe l’application immédiate et précipite le phénomène de concurrence et de créativité

* favorise l’interactivité qui fait éclater les repères traditionnels du temps et de l’espace et élimine le rapport de domination réciproque sujet/objet dont la relation en tant que telle n’a plus de sens .

De là surgit un éclatement de la notion d’identité dans son acceptation idéologique, la créativité l’introduisant dans le non lieu paradoxal de «  je suis dans ce que je fais mais ce que je fais ne porte plus mon nom », non-lieu sur lequel nous aurons à nous interroger.