Design et éthique #1

Voici le 1er article sur un sujet de fond jamais traité : quelle est la part du design dans une approche humaniste et ethique de l’entreprise ? Chacun doit lire ces réflexions primordiales pour l’avenir de la profession et tellement d’actuallité. Le design dans le cadre du développement durable ou équitable  ? Christian Guellerin – Directeur de L’Ecole de Design Nantes Atlantique, offre aux lecteurs ce papier de haute tenue.

Lisez-le.

Design, Ethique et Humanisme

Pourquoi le design offre une formidable opportunité aux entreprises
de travailler leur éthique.

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Le Design est à la mode, à la mode des entreprises qui jurent que la création et l’innovation sont les facteurs de leur développement à venir. Les Managers parlent de stratégie en termes de prospective, de concepts et de futurs possibles, Ils s’organisent transversalement autour de groupes de projets et se fédèrent autour d’une idée de ce que sera demain, avec la volonté qu’il soit plus « éclairé », plus beau, plus « design » qu’aujourd’hui et bien sûr plus rentable.

Le Design est devenu une des données clés de l’entreprise performante et séduisante. Le Design est au service de l’entreprise.

Mais que reste-t-il alors du Design, cette discipline humaniste issue des Arts Appliqués. Que reste-t-il de la dimension humaine et des valeurs esthétiques propres aux anciennes productions artisanales ?

Pourquoi est-il nécessaire aujourd’hui de rappeler cette définition du design comme pour se rassurer sur les intentions du Design, son bien-fondé, son objet ?

En tant que discipline de création, il est vain de nier les rapports du Design à l’Humanisme : Le Design se fonde sur les visions Humanistes des artistes et philosophes de la Renaissance. Le Design est un Humanisme.
De même la Création implique un résultat qui induit au moins pour son auteur le progrès ou le plaisir. Elle défend le Bien contre le Mal. La Création est Ethique puisqu’elle participe d’un « Mieux » au regard des intentions morales du créateur. Et même si la Création devait être inspirée du Diable et conduire au malheur de l’Humanité, elle n’en procurait pas moins du plaisir à son fondateur. Même le Diable est moral puisqu’il donne légitimité au Bien.
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Mais, si en tant que discipline de création, ses intentions sont incontestables, en revanche, son mariage à l’Economique est plus controversé. Le Design fait vendre et nourrit les entreprises de valeur ajoutée et de profit : Est-ce bien Moral que de se servir du Design pour vendre, pour faire des produits, pour certains de plus en plus futiles et séduisants, promus avec de belles images, des graphismes sophistiqués, autant de leurres au service de l’entreprise et du capital…Le Designer est-il au service de la Création ou du Capital, du progrès ou de l’argent ?

Ce sujet est particulièrement pertinent au moment où on remet en cause l’Economie libérale, une certaine idée du capitalisme, pour revenir à une idée plus humaniste du monde dans lequel nous vivons. Le Design et le Designer auraient-ils un rôle à jouer ?

Qu’est ce que le design, qui est designer ? Il convient pour le définir de vous conter cette petite fabulette :
«  Il y a longtemps, 3 de mes arrières grands pères travaillaient à tailler la pierre : le premier dit : « ce que je fais,…moi, je tape sur le burin avec mon marteau. Que ma vie est dure, j’ai mal aux mains »…le second, » moi je taille une pierre, comme j’ai appris a le faire avec ses contours, ses chants,. si ma pierre est belle alors je serais content … » et le troisième « moi, ce que je fais ? » il regarde la pierre, le burin, le marteau. Il prend deux pas de recul et en regardant le ciel, il dit, exalté,…moi, je construis une cathédrale, dont le clocher montera jusqu’au ciel. »

Ce dernier était designer : il avait un projet, il avait des outils et il pensait qu’atteindre le ciel devait bien servir à atteindre la plénitude et le bonheur pour lui et pour les autres.
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1/ En quoi le Design est un humanisme ?

L’Humanisme est une vision du monde où tout gravite autour de l’Homme comme tout gravitait autour de Dieu dans la vision antérieure de l’Occident.
Cette philosophie prend toute sa dimension à la Renaissance avec notamment Thomas MORE (1) – début du 16ème – philosophe, théologien et homme politique Anglais, catholique, qui fut le 1er des protestants. En s’opposant aux théologiens classiques qui faisaient graviter le monde autour de Dieu, il reprit en les commentant les paroles de Protagoras (Platon – Le Protagoras – Dialogue avec Socrate) : « L’Homme est la mesure de chaque chose et la source de toute lumière ».
Son ouvrage le plus célèbre -« L’Utopie »- est la révélation d’un monde imaginaire créé et régi par l’Homme, sorte de projection d’un monde parfait, allégorie à la fois idéaliste et impossible mais aussi
suffisamment précise pour que l’on puisse s’y projeter. Cette vision qui consiste à penser que l’Homme peut concevoir, quitte à les créer, l’absolu, le parfait et l’Amour, se démarque des théories chrétiennes d’alors qui prétendent que le bonheur ne peut venir que de Dieu.

L’Humanisme, sortant plus tard de ses références théologiques et chrétiennes, devient notamment avec Kant une conception générale de la vie (politique, économique, éthique) fondée sur la croyance au salut de l’Homme par les seules forces Humaines.

« Jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le Monde, ce qui compte c’est de le transformer. » – K. MARX –
C’est là le véritable enjeu. L’Humanisme devient doctrine politique au 19ème siècle. Il s’agit pour l’Homme, de transformer le Monde pour qu’il devienne meilleur.

Et depuis le milieu du 19ème siècle, et notamment depuis la révolution industrielle, qui a considérablement modifié l’organisation sociale, et remis en cause toutes les valeurs morales, les Humanistes se posent la question et réécrivent à leur manière « L’UTOPIE » de Thomas MORE : « Transformer le Monde, certes, mais quelle forme lui donner ?… »

Et c’est bien là toute la problématique du Designer : transformer le Monde, pour qu’il soit meilleur, transformer ce qui nous entoure pour que cela soit plus beau, plus utile, plus fonctionnel.
Le Design en tant que discipline de création est un Humanisme, il induit la transformation du Monde avec pour objectif un progrès. Il porte en lui les valeurs spirituelles qui font de l’Homme la mesure de chaque chose.

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2/ Le Design et l’Ethique

Que l’on considère le travail du Designer sur des fondements purement philosophiques, spirituels ou au contraire techniques, force est de constater qu’il s’agit d’une activité spécifiquement humaine basée sur une approche morale, intuitive ou raisonnée du progrès.

Le Designer se projette dans l’avenir, il crée toute proportion gardée son « Ile d’Utopie ».
Cette activité induit la pensée, la réflexion, la conscience de ce qui est, et ce qui sera. Elle induit le Désir, à la fois la conscience de ce qui sera mieux, et l’intuition du plaisir qu’il en résultera. C’est ainsi que Spinoza définit l’Homme dans « Ethique » (2).

Prolongeant les doctrines cartésiennes du « Cogito, ergo sum »- il définit l’Homme selon deux approches spécifiques : la conscience et le désir, la conscience d’hier, d’aujourd’hui, de demain et le désir, sorte de sensibilité à distinguer ce qui est bien, ce qui est mieux, le plaisir mais aussi et dès lors, la conscience du bien et du mal. L’activité de création du Designer correspond parfaitement à cette définition donnée pour l’Homme : un acte conscient de projection pour satisfaire le désir du mieux.

Le Designer d’aujourd’hui continue de manier l’outil et reprend ainsi la tradition séculaire de l’Artisanat : cette spécificité est essentielle parce qu’il ne suffit d’être « homme de réflexion ou de projet » pour être Designer. Si l’on reprend les théories darwiniennes de l’évolution et notamment celles sur l’adaptation aux environnements, on distingue l’homme de l’animal par la capacité du 1er à utiliser l’outil, à le perfectionner, et à l’utiliser. C’est en partie grâce à l’outil que l’homme a réussi à s’adapter, à se développer, à se démarquer de sa gangue originelle, mais aussi et surtout à changer le Monde dans lequel il vivait. Sans l’outil, le Designer n’est rien qu’un homme de projet. Avec, il devient l’artisan actif de la construction d’un progrès – d’un bonheur – à venir.

Enfin, le Designer crée. Au-delà de toute conscience, il arrive que le crayon s’échappe de la main qui le tient pour dessiner des formes inventées, qui échappent à la raison. En cela, le Designer, bien qu’humain se rapproche du sublime, de quelque chose qui le dépasse, d’une Vérité…. Il touche Dieu du bout de sa mine.
En un sens, il l’invente, il le crée.

Si Dieu a un sens, et quelle que soit la Religion, c’est celui de nous parler de Morale. Démarquée de références théologiques, l’Ethique, philosophie qui s’intéresse au jugement moral de nos actions en société, propose une justification rationnelle de ce qui est Bien et Mal. Elle va au-delà même de la Morale : La morale nous fait nous apitoyer sur ceux qui ont faim, l’Ethique nous oblige à prendre la responsabilité d’agir pour les nourrir : « Devant la faim des Hommes, la responsabilité ne se mesure « qu’objectivement » – Levinas ( 3).
L’Ethique se substitue aux valeurs religieuses de la Morale et s’inscrit dans l’action raisonnée.

Le Design parce qu’il crée, parce qu’il va au-delà de l’intention, nous fait toucher du trait, la Vérité, sorte de bonheur dont l’Ethique serait bien la grande ordonnatrice.

Le Design est un Humanisme, dont l’objectif est le mieux, le plaisir, le Bien,…le progrès. Le Design est Ethique, moralement acceptable pour ce qu’il est, ethique pour ce qu’il fait.