Jean Watin-Augouard est l’historien des marques : rédacteur en chef de la Revue des marques et l’auteur du seul dictionnaire des marques (Histoires de Marques). Pour Admirable design il donne son opinion sur ce que peut être l’exploitation intelligente de l’histoire d’une marque : de l’explosif très sous exploité en France à l’opposé de ce qui se passe aux Usa. Alors qu’attendons-nous ?
L’histoire, c’est aussi demain !
« Celui qui ignore le passé est condamné à le revivre »
C’est ce que pronostiquait le célèbre historien Marc Bloch. En France, où la culture fut longtemps dominée par la sphère du politique, l’entreprise n’est plus, aujourd’hui, un sujet tabou. Et sa culture devient un outil de communication, de fidélisation et de promotion.
L’enjeu ? Créer une relation durable avec leurs clients que les nombreuses enquêtes (Credoc, Cofremca, Cetelem, etc.) disent, aujourd’hui, moins crédules qu’hier. Le consommateur est devenu un professionnel de l’acte d’achat. Il revient alors aux entreprises de forger de nouveaux outils de fidélisation. Et de remiser au placard des accessoires, le marketing qui fut d’abord de « masse » (années 60), puis de segmentation (années 80), de « niche » (années 90), pour celui qu’on nomme aujourd’hui marketing « relationnel ».
Au reste, le consommateur n’achète plus seulement un produit pour satisfaire un besoin ou un plaisir, il achète du sens, du lien, de la valeur. Il achète également de la sécurité et de l’assurance. Les groupes de distribution le savent bien qui déploient toute leur énergie pour aller au devant de ses attentes. Au nombre des outils, les cartes de fidélité dont l’objectif affiché est, comme leur nom l’indique, de fidéliser les clients mais surtout de constituer des banques de données sur le comportement de ces derniers. Lieux de vente, les enseignes se veulent aussi lieu de vie. Mais elles n’oublient pas – on s’en réjouit ! – les marques de fabricants. Elles les savent incontournables, comme en témoignent les opérations promotionnelles menées en partenariat. Citons « les produits de toujours », opération initiée par Casino ou « Bravo les marques » que l’on doit à Champion.
Comment légitimer la prime de marque ?
Dans un environnement concurrentiel et législatif contraignant les marques de fabricants disposent d’un atout majeur que n’auront jamais ni les marques de distributeurs ni, encore moins les premiers prix : leur culture !
Si, l’euro réduit, du moins en France, l’écart psychologique de prix entre les marques nationales, les marques distributeurs et les premiers prix, à l’avantage des premières, la question de la lisibilité des marques demeure. Loi Raffarin oblige, les linéaires ne sont pas extensibles : face à la pléthore de l’offre, le consommateur perd ses repères. Que faire alors pour se distinguer, se singulariser ? Quel avantage concurrentiel et compétitif mettre en avant pour fidéliser le client ?
Perdurer…tout un art
L’entreprise doit proposer un « bénéfice consommateur » par les qualités intrinsèques de son produit mais aussi par la valorisation et la promotion de sa culture de marque. Ouvrez un livre sur l’histoire de la France au XXème siècle. Allez à l’index et constatez qui, pour l’historien, fait l’histoire d’une société. La sur-représentation du politique par rapport à l’économie, au monde de l’entreprise, saute aux yeux. Nulle trace des grands créateurs de marque ! Une cécité intellectuelle, il est vrai, longtemps partagée par les historiens et les entreprises. Les premiers ont privilégié l’analyse macro-économique au détriment du champ micro-économique.
Aussi retiendront-ils seulement d’André Citroën que son nom a un temps illuminé la tour Eiffel et de Louis Renault, sa collaboration économique sous Vichy. C’est oublier le rôle déterminant des marques dans les mutations économiques et sociales, que ce soit dans le domaine de l’hygiène, de l’alimentation, du transport, du bien-être en général. L’histoire d’une société ne se fait pas qu’au Parlement.
Qu’attendent les entreprises ?
Les entreprises peuvent également battre leur coulpe. Combien, aujourd’hui encore, acceptent d’ouvrir leurs archives – quand elles en ont ! -, aux historiens ? Il est vrai que l’histoire c’est, dit-on, le passé ! Les responsables marketing avancent d’autres priorités – la quête de part de marché, etc -, que celle de s’interroger sur la place des marques dans le patrimoine culturel d’un pays. Ils raisonnent d’abord en termes de coûts, de contacts clients et de retour sur investissement. Des préoccupations, au demeurant, tout à fait justifiées. Mais c’est oublier que bon nombre de marques retrouvent les chemins de la croissance en puisant dans leur histoire les clés de leur développement. Comme en témoigne, par exemple, le renouveau de la marque le Coq Sportif qui a remis au goût du jour des modèles vieux de trente ans ! L’histoire, c’est aussi demain !
Oui, c’est une révolution culturelle
La culture de la marque fonde et légitime la notoriété, peut être un avantage concurrentiel pour les marques. Une révolution culturelle est encore à faire. Celle de convaincre les entreprises que la culture de leur marque peut se vendre au même titre que la marque elle-même et qu’elle constitue un outil marketing de fidélisation, de communication et de promotion. Convaincre que le retour sur investissement existe et qu’il se mesure, entre autre, par la fidélité des clients.
De fait, l’entreprise fabrique non seulement des produits mais aussi une culture : culture des hommes et des femmes créateurs – que serait la femme sans Chanel, le transport sans Michelin, Perrier sans Gustave Leven, l’automobile sans Louis Renault, etc ? -, culture du produit, de son évolution et des techniques de création, culture de l’image et de la communication, culture du son (pensons à Dim !), des objets publicitaires, affiches, etc. Par son patrimoine, la marque s’adresse aux cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. Autant d’atouts pour s’attacher durablement le consommateur et créer une mémoire des sens. Grâce à son histoire, la marque témoigne que le contrat de confiance passé avec ses clients est fondé sur des causes légitimes et tangibles. A l’heure où l’on parle de traçabilité des produits, preuve de leur qualité, l’histoire n’est-elle pas la meilleure des traces ?
La culture n’est autre que le trait d’union entre le chef, hier créateur de la marque et l’oeuvre aujourd’hui.
Comment promouvoir la culture de la marque ? Le film publicitaire peut rappeler l’existence d’un homme derrière la marque : Rodolphe Lindt joue à passe-muraille, Charles Gervais surveille la préparation de ses desserts. Elle peut se focaliser sur le lieu mythique d’où est née la marque : le garage de William Hewlett et David Packard. Avec le camembert Le Petit, c’est la tradition qui est mise en valeur. Exemple atypique où l’histoire est travestie quand un maître d’école admoneste ainsi le jeune écolier Guy Degrenne : « ce n’est pas comme cela que vous réussirez dans la vie « . Le « cancre » est diplômé de l’Essec !
Deuxième manière de promouvoir son histoire : le slogan. Renault est « moteur d’idée depuis un siècle » et « créateur d’automobile », le champagne Mercier rappelle « vous connaissez l’oeuvre… Voici le créateur Eugène Mercier », Danone signe « depuis 1919 », Kronenbourg est là « depuis trois siècles et toujours aussi fraîche ».
Par le nom du produit, la marque peut rappeler ses origines.
Poulain lance, en 1995, une nouvelle gamme baptisée : 1848 de Poulain. Cette date, restée dans les livres d’histoire, est celle de la fin de la monarchie. La même année, Victor Auguste Poulain ouvre une chocolaterie à Blois. Qui se cache derrière « Les secrets de Pauline », petites madeleines récemment commercialisées par Lu ? Serait-ce Pauline Utile, épouse de Jean-Romain Lefèvre, le célèbre pâtissier… Lu ! Le logo peut également raconter une histoire. Celui de Danone, l’enfant, symbolise une des cibles privilégiées du groupe, spécialisé dans les produits laitiers, les eaux minérales et les biscuits. Mais on peut également souligner la référence à l’histoire de la marque Danone. Au lendemain de la Première guerre mondiale, Isaac Carasso, homme d’affaires espagnol retraité, se trouve une nouvelle passion : la santé. Celle plus particulièrement des jeunes enfants de Barcelone qui, en raison de mauvaises conditions d’hygiène et du climat chaud, souffrent d’affections intestinales. Il crée son fameux yogourt et le baptise Danone qui vient de Danon, diminutif de Daniel en catalan, prénom de son fils, Daniel Carasso qui présidera, plus tard, aux destinées de la marque.
Les inconditionnels du personnage publicitaire seraient déçus si on omettait de le mentionner. Citons, ainsi, le retour du tirailleur sénégalais de Banania. L’ami Y’a bon avait disparu, il y a une dizaine d’années, pour laisser la place à un enfant. La légende raconte qu’un tirailleur sénégalais, blessé au front en 1914, est embauché à l’usine de Banania à Courbevoie. On lui fait gouter le breuvage et il s’exclame : « Y’a bon ». Le tirailleur apparaît sur les affiches dès 1915.
Le Petit Lu et sa soeur…
Utilisation original du patrimoine publicitaire : le célèbre petit écolier de Lu. Dessiné par Firmin Bouisset en 1897, le petit écolier Jacques qui n’est autre que le fils de l’affichiste, incarne alors le nationalisme et deux de ses expressions : l’école républicaine et l’industrie biscuitière concurrencée par l’Angleterre. Il est aujourd’hui sur tous les paquets de « Petit Ecolier » de Lu et se laisse … croquer ! Sa sœur, Yvonne, devient, en 1892, la « petite fille Menier ». Lors du relancement récent de la marque Menier, Nestlé la présente sur l’emballage avec le fameux slogan « éviter les contrefaçons ».
Le packaging peut mettre en avant le fondateur. Ainsi de Sir Thomas Lipton qui ouvre une épicerie en 1869 et démocratise le thé en Angleterre. Ce n’est qu’en 1990 que « l’empereur du thé » apparaît sur les écrans et le packaging. Auparavant, la marque communiquait sur le thème du sport avec Pierre Barthès et Jimmy Connors.
Lu et…approuvé
Après la vue et l’ouïe : le toucher ! Qui n’a pas dans son placard ou exposé dans sa vitrine, une veille boîte de biscuits Lu, un plateau d’une marque d’alcool, un verre Perrier ou tout autre objet publicitaire, utile ou non ! Il suffit de parcourir l’hebdomadaire « La vie du collectionneur » pour découvrir l’engouement du grand public. Lu, encore elle, ne s’y est pas trompé. Face au succès de l’opération « Les objets du siècle Lu », lancée en 1999 et inspirée du patrimoine artistique Lu, la marque a renouvellé l’opération l’année suivante. Restons toujours avec la même marque qui, autre manière de valoriser son patrimoine, recours à l’exposition itinérante. Exposition fixe mais temporaire : celle de Citröen au Musée de la Publicité, où l’on découvrait, en 2000, la saga publicitaire initiée par un homme de génie, André Citroën.
Le linéaire… des libraires.
Exposition fixe et… durable : le musée. En 1955, on dénombrait seulement 10 000 visiteurs fanatiques du patrimoine industriel. Aujourd’hui, on frôle les 18 millions de visiteurs dans plus de 7 500 entreprises, ou musées. Pour la première fois s’est tenu, à Paris, en novembre 1998, un salon du tourisme industriel. Si les entreprises françaises ouvrent leur portes, c’est un peu pour suivre l’exemple des autres pays industrialisés. Les musées d’Adidas ou de Mercedes font partie du patrimoine national allemand comme Coca-Cola de la légende américaine. Après celui d’Atlanta – un million de visiteurs payants, par an !-, la marque a ouvert un second musée à Las Vegas.
Les marques françaises, très en retard, prennent conscience de la nécessité de communiquer « autrement ». Elles répondent à la demande du public, en quête de nouveaux espaces de savoir. Dans un sondage réalisé en 1995 par le CSA à la demande d’EDF, près de 90 % des sondés se déclarent intéressés par la visite d’une entreprise et 67 % déclarent l’avoir déjà pratiquée. Trois motivations sont mises en avant : la connaissance de leur région ou d’un savoir-faire (44 %) ; la découverte d’un patrimoine économique (26 %) ; la volonté de se cultiver (30 %).
Au nombre des musées de marque, aujourd’hui incontournables, citons ceux de Peugeot, Michelin, Mercier, Perrier, Bénédictine, Amora, Hennessy, Cointreau.
Le savoir-faire reste la valeur la plus importante à mettre en scène pour la marque afin de s’imposer dans l’imaginaire des consommateurs. Parallèlement aux musées, certaines marques ouvrent des boutiques en propre, dédiées à la vente de leurs produits dérivés ou à la création d’un espace convivial comme les « flagships » (Adidas Sport café, le salon de café Meo, Nescafé, Lustucru, etc..).
On peut y trouver l’ouvrage qui raconte l’histoire de la marque, les racines de sa longévité et les clés de sa modernité. De fait, voir son livre sur les linéaires des libraires, entre littérature et poésie, une consécration pour la marque ! Les retombées presse promettent déjà le retour sur investissement : le livre « les hommes préfèrent les myopes » de Grand Optical a représenté en termes d’articles, d’émission télé et radio un investisement en communication équivalent à 2 millions de francs pour un coût d’édition de 300 000 Frs !
Les 5 pièges de la marque
Reste à la marque d’éviter cinq pièges :
1- la marque « parvenue » se crée une fausse culture,
2- la marque « mensonge » travestit son histoire,
3- la marque « rentière », fière de son passé, oublie d’innover aujourd’hui,
4- la marque « secte » prétend normer l’univers social et
5- la marque « frileuse » qui s’enferme dans son passé. Miroir de son temps, la marque en est aussi un acteur incontournable. Il lui revient de tisser avec ses clients un lien affectif durable. Pour créer de la valeur, justifier le contrat de confiance et vendre davantage…
Contact : Jean Watin-Augouard