Le design automobile ne représente plus le présent

Disons-le : c’est un privilège que de partager les réflexions d’un grand nom du design sur des sujets tels que : « faut-il savoir dessiner encore aujourd’hui ? », « le sens de design a-t-il changé depuis ses origines ? », « le métier de design et le numérique : compatibles ? », et mille autres questions en « textes libres » partagés à partir de ce numéro par Patrick Le Quément avec Admirable Design. Lisez, vous comprendrez…

admirable_design_partrick-le-quement-1.jpg
Patrick Le Quément : de l’automobile au bateau…

“CE N’EST PAS UN HASARD SI LA LANGUE FRANÇAISE DISTINGUE LE “DESIGN” DU “DESSIN”, ET AUSSI DU STYLE”

[…]
Les gens que je rencontre sont souvent surpris quand je leur explique que, lorsque j’ai quitté la Direction du Design de Renault en 2009, une de mes premières tâches, et pas forcément la plus simple, a été… de réapprendre à dessiner. La raison en est simple : au cours des vingt-deux années que j’ai passées chez Renault, plus encore que dans mes postes précédents chez Volkswagen (où il s’agissait aussi d’orienter les designs Audi et Seat), Ford et Simca, ma première mission, la plus importante, était d’animer, d’entraîner, d’encourager des équipes. Quand je l’ai quittée, celle de Renault comportait cent-quarante designers ! Je me suis interdit d’y tenir un crayon parce qu’aider les autres à mieux travailler était plus important, et aussi parce que mes propositions auraient pu être contre-productives. Soyons clairs : bonnes ou mauvaises, les idées du patron sont celles du patron… et je ne voulais pas de ce biais. Ce n’est pas un hasard si la langue française, comme d’autres langues dont bien sûr l’anglais, distingue le “design” du “dessin”, et aussi du style. Le design englobe des notions très vastes. Au premier rang de celles-ci, je mets la capacité à concevoir des objets qui remplissent le plus parfaitement possible leur fonction, tout en étant reproductibles (et donc, dans le cas de l’automobile, industrialisables en grande série) à un niveau de prix accessible et au meilleur niveau de qualité possible. En d’autres termes, on peut dessiner un oiseau, mais on ne peut pas le “designer”. Quant à la différence avec le style, elle aussi, elle est très nette : un objet unique, et même parfois peu pratique, ou encore inutile, peut être très beau, grâce à son style. Mais ce n’est pas du design. Dans le design, pour reprendre la formule de l’architecte Louis Sullivan (1856-1924), « la forme suit la fonction » ; la beauté vient de l’adéquation de l’objet à sa fonction. Un objet qui remplit sa fonction. Oui, mais quel objet ? C’est lorsqu’il se préoccupe des objets dont le besoin est le plus grand, à une époque donnée, que le design prend tout son sens. Lorsqu’il apparaît à la fin du XIXe siècle, le design s’attache d’abord à repenser l’architecture et l’ameublement alors que l’urbanisation devient spectaculaire. Juste après la Première Guerre mondiale, il s’attache à l’automobile au moment même où celle-ci devient accessible au plus grand nombre.

admirable_design_automobiles-voisin-1919-1958.jpgUne Voisin devant la villa Savoye construite par Le Corbusier en 1928 représente ainsi l’expression parfaite des aspirations d’une époque. Une auto d’un modernisme exemplaire, une habitation de week-end fonctionnelle et élégante : un quart de siècle avant les “Trente Glorieuses”, ce qui va devenir le rêve du plus grand nombre est déjà exposé, qu’il s’agisse des objets ou du mode de vie qu’ils promettent. Mais aujourd’hui ? Quel(s) mode(s) de vie ? Quelles aspirations ? Quelles promesses ? Nous vivons dans un monde où le virtuel est de plus en plus présent, au point qu’il est devenu essentiel d’aboutir à un design des services, à côté de celui des objets. Au point aussi que ce sont les objets connectés qui focalisent à présent l’attention des designers. L’icône du design de ces dix dernières années, c’est l’iPhone. Comme la DS a pu être celle des années 1950. Cela veut-il dire que l’automobile n’est plus le domaine sur lequel se cristallisent les désirs du plus grand nombre ? Et que c’est dans d’autres domaines que les créateurs d’aujourd’hui et de demain vont exercer leurs talents ? Je n’irai pas jusque-là, même si aujourd’hui une grande partie de mon activité se porte sur… les bateaux.admirable_design_le_quement_2.jpg Mais le design automobile est peut-être arrivé à la croisée des chemins, car il doit changer comme l’automobile elle-même. Une Ferrari des années 60, ou plus simplement une Ford Capri 2 600 RS, faisait une promesse d’individualisme et de liberté, d’autoroutes qui permettent de traverser l’Europe à 200 km/h de moyenne. C’était vrai, et l’on pouvait alors penser que ce n’était que le début ! Aujourd’hui, beaucoup de voitures racontent encore cette histoire, alors qu’elle n’est plus crédible. Même une Tesla, pourtant remarquable à bien des égards, et futuriste, reprend les codes aussi ultra-classiques que celle d’une Maserati Quattroporte. Alors qu’il y a d’autres promesses à construire pour demain…

PATRICK LE QUÉMENT*
Il a débuté en 1966 une carrière de designer qui se poursuit toujours. Après SIMCA, Ford et le groupe Volkswagen, il a dirigé le design Renault de 1987 à 2009. Aujourd’hui reconverti dans le design du bateau de plaisance, il anime Patrick le Quément Consulting et il est l’un des fondateurs de la Sustainable Design School (SDS) de Nice.