Oui, les produits sont une partie de notre personnalité. Et c’est tant mieux…

Fidèles d’Admirable Design, vous connaissez Raphaël Pachiaudi, sociologue consultant, qui nous délivre des papiers où marketing, sociologie et sciences cognitives se conjuguent. Celui-ci vaut le détour aussi. Il est courant de constater qu’aujourd’hui les consommateurs, en panne de repères, utilisent les marques et les produits pour se « positionner » eux-mêmes dans le monde. Grand cris d’horreur des philosophes, qu’elle époque ! Pour Raphaël, si la tendance est nouvelle, le phénomène, lui est vieux comme l’humanité. A imprimer…puis à lire !

Vous avez dit « homeostasie » ?

doc-786.jpgDu grec « homeos » (même) et « stasis »(rester). Propriété de stabilité dynamique de systèmes complexes, organismes vivants ou écosystèmes.
L’homeostasie signifie le maintien d’un équilibre par le jeu des régulations. Un système homeostatique résiste aux changements et aux perturbations.

C’est la recherche de l’équilibre entre milieu extérieur et milieu intérieur. C’est la capacité de réglage de nos organes pour qu’ils fonctionnent à leur optimum par rapport aux contraintes extérieures.

On peut dire que le « corps variable » est une illustration de l’homéostasie adaptée à la gestion et au bon fonctionnent adaptatif de notre ego
L’homme sait s’adapter au meilleur comme au pire. On ne s’imagine pas à quel point il est capable, en simple quidam, d’endurer les épreuves les plus difficiles et d’y adapter son organisme.

(Durant les guerres, circonstances où l’homme est forcé de se surpasser pour survivre, on a vu des gens qui jusque là ne connaissaient que confort et tranquillité se mettre à adopter sans difficulté le régime pain sec et eau).

En quelques jours, des citadins perdus en montagne apprennent à reconnaître d’instinct des plantes comestibles, à chasser et à manger des animaux qu’ils considéraient jusque là comme dégoûtants : taupes, araignées, souris, serpents.
Plus le milieu est hostile, plus il forcera l’individu ou la cellule à développer des talents inconnus.

Quand l’utilisateur s’identifie à sa machine…

Phénomène appelé : incorporation ou skinsight, c’est à dire l’ensemble des liens inconscients qu’entretien tout individu avec les éléments de son environnement. Ces liens constituent des éléments de son corps variable (ou des extensions de son corps biologique) et sont les fondement essentiels de la construction de son « ego »

« Le désir d’être une chose habite tout être humain » (Serge Tisseron)

On peut penser que les objets auxquels on est attaché représentent une véritable extension (voire un prolongement) de notre être.

Ainsi, certaines personnes victimes de vols, de pertes ou de destructions d’objets les vivent, tel Harpagon, comme un véritable viol. Tout le monde a autour de soi des exemples de comportements d’investissement « excessif » dans l’objet : le fait de collectionner, de chercher à acquérir compulsivement des objets, des fétiches, ou encore de « bichonner » souvent sa voiture.

Pour Lusien Sfez, « l’homo communicans ne se définit que par sa liaison machinique avec d’autres humains-machines ».

A qui feindrait de s’en étonner, rappelons la panique de l’utilisateur quand l’ordinateur ne marche plus, du téléspectateur quand sa télévision s’arrête, ou de l’usager quand son téléphone tombe en panne. Le manque devient criant et même angoissant. On ne saurait mieux dire que ces machines font partie de nous, ou même que nous faisons partie de ces machines. La panne est une souffrance. La crainte de la panne un cauchemar. .

Ces produits qui construisent notre propre personnalité !

Loin donc de n’être que les prolongements de nos organes moteurs ou sensoriels, les objets transforment aussi la perception que nous avons de nous mêmes, de notre place dans un groupe, de notre manière de nous socialiser ou, au contraire de nous isoler.
Selon l’usage que nous en faisons, tous nos objets nous permettent de resserrer ou de distendre les liens que nous établissons avec notre environnement et contribuent ainsi à nos besoin de sécurité et d’autonomie.

Si l’idée que les objets ont toujours médiatisés les diverses formes du lien social est facile à accepter, l’idée qu’une relation « humaine » puisse s’établir avec une machine ou un objet l’est en revanche beaucoup moins. Chaque objet participe pourtant de l’humanité de celui qui s’en sert.

Il ne s’agit pas seulement du statut social que confère cet objet mais de la relation intime, personnelle, que nous nouons avec lui . Tous les objets sont à la fois supports de relation et de communication, des poteaux indicateurs de nos rêves, avoués ou secrets, et des outils pour nous assimiler le monde.

Pour penser la complexité de nos rapports aux objets, il faut aussi explorer comment ils contribuent à édifier en même temps notre vie psychique et notre vie sociale. Pour le psychanalyste Serge Tisseron, « les objets n’ont de pouvoir d’être des médiateurs entre le monde et le sujet, et entre les sujets entre eux, que parce qu’ils sont d’abord des médiateurs de soi à soi… »

Les trois modes de relations avec les produits ou objets.

Plus précisément , les objets peuvent intervenir de trois manières complémentaires dans nos processus psychiques :

-1- Tout d’abord, ils dessinent autour de nous des cercles concentriques, allant du plus intime au plus partageable, et constituent les « enveloppes » successives de l’identité de chacun.

– 2- Ensuite « les objets créent partout des caves et des greniers dans lesquels nous engrangeons des histoires sans paroles ». Ils ne sont pas seulement les reliques de ce qu’on cache aux autres mais aussi de ce qu’on cache à soi-même (à ce titre, il font partie de notre mémoire implicite, celle qui fait que nous savons ce que nous savons, mais que nous ne savons quand nous l’avons su , ni comment nous le savons).

 – 3- Enfin les objets contribuent à l’assimilation psychique de nos expériences du monde ou au contraire nourrissent nos résistances à cette assimilation ( ils alimentent notre « corps variable » : l’image du corps s’élargit ou diminue en intégrant les objets).

Ce n’est pas en prenant de la distance par rapport aux objets que nous deviendrons plus humains. Bien au contraire, c’est en reconnaissant la complexité des liens qui nous unissent au plus banal d’entre eux.

Mais ce désir est si profondément refoulé que nous ne pouvons percevoir la part d’humanité qui existe dans nos relations avec les objets. Or nous avons des relations non humaines avec certaines personnes et des relations humaines avec certains objets.

La danse avec les produits…
C’est l’ensemble de liens complexes entre les hommes et les objets que nous appelons « incorporation » (ou « skinsight »).

De fait avant même que l’incorporation ait lieu, il faut qu’elle soit précédée d’une phase d’ « intériorisation ». Dans cette phase préalable, notre pensée consciente a toute capacité à se dissocier du lien avec l’objet. Est intériorisé tout ce qui est conservé soit dans notre « mémoire épisodique », soit dans notre « mémoire sémantique ». Nous intériorisons en effet chaque jour une infinité d’informations, de processus, de liens avec des objets les plus divers ou avec certaines machines, mais ils n’ont pas tous vocation à faire définitivement partie de notre identité et donc à être « incorporés ».

N’est incorporé que ce qui est enregistré dans la « mémoire procédurale » et dont la conscience du lien qui nous unis à lui disparaît et libère l’action.
Le produit ou l’objet devient alors un des éléments de notre auto-perception corporelle et un médiateur omniprésent dans nos interactions avec l’extérieur. L’objet incorporé est devenu un fondement essentiel de notre identité.

Jean-Claude Kaufmann signale « que l’individu a en lui toute la société de son époque. Seules les modalités de l’intériorisation sont spécifiques, et constituent l’armature de sa personnalité » .

Pour cet auteur, « les recherches sur l’objet privilégient les représentations mentales, alors que sa force (cachée) est dans l’incorporation qui le fait sortir de la conscience.
Les enquêtes se multiplient le montrant manipulé et pensé par le sujet. Nous n’avons cependant rien pour nous raconter l’autre aspect de l’histoire : comment l’objet fait le sujet ?
(…) Corps (…) et objets (…) ne renvoient pas à deux mondes séparés. Ils constituent un seul et même univers.

C’est justement dans la mesure où corps et objet ne font qu’un que les habitudes acquiers toute leur puissance. Qu’elles structurent efficacement l’action individuelle.
Dans quelques situations limites nous avons parfois l’impression fugace qu’un objet familier peut faire partie de notre propre chair, ressentir par exemple de la douleur quand il est maltraité. Confusion qui provient de l’intimité des deux corps qui constituent »
.

De fait, l’individu n’est rien sans son corps, ni sans ses actions. C’est dans les gestes, dans les mouvements et les déplacements de notre corps que les objets incorporés font intimement partie de nous. Dans les actions familières, le corps est immédiatement mis en mouvement par le savoir incorporé sans aucune intervention de la pensée consciente. C’est à ces moments que fusionnent mouvements corporels et repères matériels.

C’est ce que Jean-Claude Kaufmann appelle « la danse avec les objets ».

Ainsi le fondement et la construction de notre identité au quotidien ne se trouvent pas uniquement dans le corps biologique ou dans les pensées conscientes. Le rôle des objets familiers est essentiel car ils constituent toutes ces « petites choses infimes » qui nous recomposent un moi instantané et momentané selon les besoins.

Il est dans les habitudes intimes que nous entretenons avec l’environnement le plus proche, au cœur de la familiarité avec les objets incorporés pris dans le sens le plus large ( instruments, objets, machines, appareils, bibelots, meubles, immeubles, substances, espaces avec lesquels les hommes entrent en interaction).

A propos des mémoires.
Histoire de se rafraîchir la mémoire, voici un aide-mémoire sur la définition des mémoires !
Mémoire épisodique : ce sont les souvenirs qui nous appartiennent en propre, dont on peut dater l’origine et situer le lieu, et dont l’évocation recrée en grande partie l’état d’esprit dans lequel nous étions lorsqu’ils ont été enregistrés.
Mémoire sémantique  : c’est le « bassin » dans lequel nous puisons les éléments que nous « connaissons » hors de tout lien personnel. Cela est vrai de tout ce que nous « savons » : le relief d’une montagne, la capitale de l’Italie, le nom du morceau de tissu que l’on tire devant une fenêtre….
D’abord liées au souvenir des circonstances dans lesquelles on les a apprises, ces informations se sont dépouillées de leurs attributs personnels, ne laissant que des faits bruts mais utiles.

Mémoire procédurale (également appelée « mémoire implicite », par opposition aux deux précédentes qui sont considérées comme explicites car susceptibles d’un rappel conscient) : ce sont les « modes d’emploi » de nos actions concrètes. On peut l’assimiler au fichier des « comment fait-on ? » et non à celui des « qu’est-ce ? ». Par exemple comment tient-on sur un vélo ? C’est la « mémoire dans la peau » qui implique une perception globale du monde où sont reliés perception sensorielle, sentiments et souvenirs en un tout unifié.