Design des Territoires

Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, nous en dit plus, notamment à propos du programme Design des Territoires.

Emmanuel Tibloux comment allez-vous ?
E.T. Très bien. La rentrée est très dense, comme toutes les rentrées, d’autant plus que j’ai impulsé un certain nombre de projets et programmes qui fonctionnent plutôt bien et qui exigent un effort et un engagement soutenus.

Pouvez-vous nous parler du programme Design des Territoires ?
E.T. C’est d’abord un moyen de territorialiser le design et de prendre acte des pratiques de créations et des programmes publics. C’était d’ailleurs l’un des axes de ma candidature, en 2018, qui a été immédiatement validée par le réel social et politique avec le mouvement des Gilets jaunes où ont été mis en évidence un certain nombre d’enjeux politiques, économiques et sociaux prenant la forme d’une fracture sociale. Pour moi, il s’agit que la jeunesse et l’enseignement supérieur utilisent le design face à une crise écologique et sociale. C’est ainsi que j’implante le programme avec le soutien du ministère de la Culture – à l’époque Roselyne Bachelot – et en parallèle de l’Agenda rural. Le premier programme a été en 2021 le Design des Mondes Ruraux avec comme point de départ Nontron en Dordogne. Je cherchais un territoire réunissant trois caractéristiques : des signes de déprise démographique, économique et de services publics ; un territoire qui est une centralité en tant que telle, c’est-à-dire non située dans la périphérie ou l’aire d’attraction d’une ville ou d’une métropole ; un territoire disposant de services propres en matière d’éducation, de santé, de culture et de loisirs, ainsi qu’un réseau de savoir-faire avec lesquels le design pourrait travailler. Le postulat est que l’ensemble de ces caractéristiques pourraient nourrir une régénération par le design qui se mettrait ainsi au service de ce territoire. J’ai pu constater que ce programme fait rapidement ses preuves : l’ensemble des parties prenantes avec lesquelles nous avons œuvré ont reconnu l’intérêt d’un tel programme. Le constat est que l’on est plus efficace en accompagnant les territoires avec le design, en partant du principe qu’une géographie donnée induit un programme spécifique.

Quelles sont les étapes qui ont suivi ?
E.T. Lorsque Rachida Dati devient ministre de la Culture en 2024, on était en train de réfléchir à un programme Design des Mondes Littoraux, ainsi qu’à un programme Design des Mondes Montagneux. Rachida Dati veut être la ministre des ruralités en constatant que la culture est un privilège urbain. Très rapidement, décision est donc prise de déployer les programmes sur cinq autres lieux, le tout devenant Design des Territoires en septembre 2024, avec une promotion de 45 designers. Le principe est qu’une promotion constituée par un appel international à candidatures de designers, d’architectes et de paysagistes de moins de 31 ans, détenant a minima un master 2, travaille ensemble et habite pendant un an sur un territoire, avec l’idée centrale de parier sur la posture habitante – le designer habite et connaît les habitudes d’un territoire. C’est à partir de cette posture que le designer met le design au service des territoires.

Quels sont concrètement les résultats de ces programmes ?
E.T. Voici quelques exemples qui me paraissent significatifs : identification de problématiques précises, comme l’après-neige avec les dynamiques de reconversion correspondantes, les conflits d’usage entre agropastoralisme et tourisme vert, les controverses qui naissent du fait d’un projet éolien marin, la relocalisation d’une filière de formation aux métiers du bois avec des résidents qui créent un atelier mobile. De façon générale, les forces du programme sont des designers habitants ; un design utilisé à 360° – design d’objet et design de service utilisant à la fois artisanat et innovation ; l’utilisation du design de politique publique et de l’artisanat, sans jamais opposer l’un à l’autre. Le tout reposant sur une conviction profonde que l’histoire du design est décorrélée de l’histoire de l’industrie. J’ai tendance à considérer la double origine anglo-saxonne et italienne du design avec cette articulation entre dessin et dessein. Design des Territoires est une façon de répondre aux questions posées par l’activité humaine.

Quel est le grand enjeu du design aujourd’hui ?
E.T. L’un des grands enjeux est de reconnecter le design à l’industrie. Les jeunes générations de designers qui sortent de nos écoles s’orientent souvent dans des trajectoires de designers indépendants et ont une image assez négative de l’industrie. Il est impératif que ces nouvelles générations de designers se reconnectent avec l’industrie. N’oublions pas que le design en France est majoritairement et historiquement enseigné dans les écoles d’art au prisme d’une culture visuelle et au prisme de l’aspect. Cela donne un design élégant, mais qui me semble présenter un double angle mort : écarter les cultures matérielles – connaissance des matériaux et de leur cycle de vie, notamment. C’est dans cet esprit que nous avons réfléchi à une grande matériauthèque sur le site des Gobelins qui va bénéficier à toutes les écoles d’art de France ; l’autre angle mort est l’absence ou la minoration de la question de l’industrie. C’est pourquoi j’ai engagé deux chaires, l’une avec Decathlon et l’autre avec Hermès. Il faut constamment balancer entre les deux univers : les métiers d’art et la grande échelle industrielle. Le design en France a souffert de beaucoup de clivages dans tous les domaines, alors que le design est un concept à la fois très plastique et permettant un haut degré d’abstraction. En réalité, le mot design est une question, parce qu’il est très intéressant d’arriver avec un mot qui est une question avant d’être une réponse. En ce sens, les territoires sont le lieu de rencontre de l’artisanat et de l’approche industrielle. C’est le très grand enjeu de l’École des Arts Décoratifs.

Un message pour terminer ?
E.T. Une remarque que je m’adresse également à moi-même : il faut que l’on prenne garde à être à la fois très ambitieux et très humble sur ce que peut ou ne peut pas le design. Il y a beaucoup cet imaginaire de la réparation ou du salut grâce au design : restons modestes.

Une interview de Christophe Chaptal

Article précédemment paru dans le Design fax 1375