Jean-Baptiste Levée, fondateur et président de Production Type, agence de design de caractères typographiques, nous fait part de ses dernières actualités et de son regard sur les tendances du moment.
Jean-Baptiste Levée, comment allez-vous ?
J-B.L. Bien, même si l’on sent que cela tangue au niveau mondial, sachant que l’on ne va pas forcément le ressentir tout de suite. On constate cependant que certaines entreprises américaines proposant des services d’hébergement, de paiement ou de communication ont augmenté leurs tarifs de 18 à 20 %. Les États-Unis sont notre premier marché avec 35% de notre chiffre d’affaires. On va donc commencer à s’inquiéter si le taux de change devient défavorable. Cela dit, le marché de la typographie étant bien mieux valorisé aux États-Unis qu’en France, on y sera de toute façon toujours davantage rémunéré qu’en France.
De quelle façon est organisée Production Type aujourd’hui ?
J-B.L. Production Type est une équipe de 35 personnes, dont 25 à Shanghai et 10 en France. À Shanghai, nous travaillons pour le marché local, mais aux États-Unis, nous n’avons pas d’implantation physique : c’était un choix dès le départ. Contrairement à d’autres fonderies qui n’emploient personne, nous avons choisi d’offrir un service et une expertise intégrés de haut niveau pour proposer à nos clients une gamme complète de formations et de suivis. Je suis très attaché à notre positionnement premium, car l’on ne s’engage pas dans un secteur de niche tel que celui de la typographie en étant généraliste. Nous, on ne fait que de la typographie, domaine suffisamment vaste et complexe pour mériter que l’on s’y concentre. Nous poursuivons notre chemin vers la spécialisation, aussi bien auprès des agences prescriptrices qu’auprès de nos clients directs. Par exemple, nous proposons l’accès à notre bibliothèque de polices aux agences. Nous assurons le management complet de la typo pour nos grands comptes avec la gestion des licences, l’audit, l’accompagnement artistique, administratif et technique. Grâce à notre expertise, nous permettons à nos interlocuteurs de s’orienter efficacement dans un domaine qui peut paraître insignifiant pour certains, mais qui est en réalité crucial pour l’identité de marque.
Il est donc important “d’éduquer” vos clients ?
J-B.L. En France, depuis que Production Type existe, je fais toujours autant de pédagogie et je suis toujours autant obligé de rappeler ce que sont les fondements d’une police de caractères. C’est un état de fait, et d’ailleurs, on a décidé de plus en plus d’arrêter d’enseigner les bonnes pratiques : ce n’est pas la mission des fonderies que d’acculturer les agences, même si on ne peut s’empêcher de le faire quand même ! Et puis, je reste convaincu que les créatifs dans les agences doivent agir en toute liberté et que ce n’est pas leur job que d’être des experts juridiques en matière typographique. Pour prolonger le propos, cela n’a pas de sens d’être le cœur créatif d’une agence et, en même temps, d’agir dans un espace créatif fermé. C’est pour cette raison que les agences ont un accès gratuit à notre typothèque et que nous nous rémunérons lorsque le client de l’agence se fixe sur une création.
Quelle est votre offre actuellement et quel est votre modèle économique ?
J-B.L. Nous disposons d’un catalogue de 600 polices : vous voyez à travers ce nombre que nous ne cherchons pas la croissance à marche forcée. Nous sommes davantage dans une mission de curation de jeunes talents et de mise en avant de la création typographie contemporaine et récente. Cela ne veut pas dire que l’on n’est pas expérimentateur : nous proposons pour les passionnés les programmes bêta qui leur permettent d’utiliser les nouvelles polices en avant-première. D’autre part, nos licences sont basées sur l’usage plutôt que sur l’utilisateur, ce qui signifie que nous sommes à l’écoute du client. C’est un pari gagnant, car nous avons ainsi généré une valeur constante, tant en termes économiques qu’en matière de satisfaction des parties prenantes.
Comment voyez-vous évoluer le marché de la typo ?
J-B.L. Sur notre marché, il y a un double phénomène à l’échelle mondiale. D’abord, il y a la néguentropie, c’est-à-dire une concentration depuis la crise sanitaire. Des boutiques ont beaucoup souffert et ont fait l’objet de fusions et d’acquisitions jusqu’à l’année dernière. Et après tout, c’est un mouvement normal dans une économie en contraction, qui s’accompagne d’une simplification du sourcing avec moins d’interlocuteurs et moins de réflexion sur la chaine de création de valeur, comme une moindre volonté de création contemporaine vertueuse. L’autre phénomène, c’est l’entropie naturelle de notre secteur, avec une diversification et une atomisation de fonderies indépendantes, ce qui accroît une offre, par ailleurs de qualité variable. Cela me paraît une très bonne chose, car cela apporte une amplification de la visibilité du secteur grâce à ce dynamisme de création de polices. Et c’est aussi très intéressant pour Production Type, car cela nous challenge tous, pousse à clarifier nos positionnements, et, finalement, renforce notre écosystème. Cela dit, il faut garder le sens de réalité, car la typo n’est qu’un marché de 2 milliards de dollars au niveau mondial. Et puis, la concentration est loin d’être achevée, tout comme il va certainement y avoir une forme de mutualisation des ressources et de coopération entre fonderies au service de leurs intérêts pour servir le design vivant. On observe évidemment cela de très près. Pour finir sur ce chapitre, les designers contemporains de caractères typographiques ont besoin que leur métier soit valorisé et donc qu’il soit mieux défendu. Cela passe évidemment par du dialogue et cela passe aussi un travail visant à rendre notre écosystème plus vertueux, dans l’intérêt de tous : designers, agences et clients.
Un message pour terminer ?
J-B.L. On parle beaucoup de made in France et de RSE : pour ce qui nous concerne, cela signifie qu’il faut valoriser un design contemporain et vivant. C’est bien ce que l’on promeut avec notre travail de curation qui propose un canal de sortie destinée à la jeune création. La France est une meneuse de fil en matière de création typographique et cette dernière doit être mieux appuyée par tout l’écosystème de la création.
Une interview de Christophe Chaptal
Article précédemment paru dans le Design fax 1360
