Brand Art … quand les marques deviennent muses !

Vous aviez jusqu’au 1er Février pour faire un « swoosh » au Japon et découvrir en v.o la White dunk 2004, défi créatif Brand Art lancé par Nike à 25 artistes japonais. (www.whitedunk.com)

Ce n’est pas la première fois que le marketing entre dans le monde de l’art ou que l’art s’empare des signes de la société de consommation.
Mais comment une marque peut-elle devenir une telle source d’inspiration ?

Eric Van de Valle, un spécialiste de la sémantique des marques, donne à Admirable Design ses réflexions sur ce sujet fondamental.

Un conseil pour lire ce texte : imprimez-le pour mieux en apprécier la richesse ! Le design, c’est aussi savoir s’interroger sur le sens, non ?

Brand Art ?

Le terme Brand Art est proposé par l’artiste Svetlana Heger et on ne peut éviter de faire le lien avec tous les artistes qui ont déplacé des objets de consommation sous les projecteurs de l’art.

Duchamp, Breton et ses « objets surréalistes à fonctionnement symbolique » ont montré qu’au delà de l’anonymat de la production manufacturée, le sens d’un objet est lié à son contexte d’observation et à l’interprétation de l’observateur.
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Le Pop Art avait pointé lui un autre niveau de signification en questionnant les débuts du « marketing ».

Ce qui accrochait la sensibilité de Warhol était l’apothéose du modèle de production et de consommation de masse.
Il a stigmatisé les aspects sériels, répétitifs, standardisateurs, égalitaristes d’un marketing fonctionnant en mode « one to many ».

Les créations des artistes sollicités -ou non- par les marques d’aujourd’hui ne mettent pas au premier plan ces aspects du marketing de masse.

Que montrent-elles ? Que révèlent-elles du monde secret de la marque contemporaine ?

Le monde de Warhol…

L’utilisation pourtant « non commandée » des marques dans le Popstar de Philippe Huart semble ne pas nuire à leurs images.
Quelque chose en elles résiste à la récupération et en sort même renforcé.
Les deux visages évoquent les sérigraphies d’Andy Warhol. On voit dans ce tableau une référence au Pop Art, mais on voit également en quoi il le dépasse.
Les cadrages et les fragmentations opérés ici attirent l’attention sur les éléments constitutifs de l’identité des marques.

Le monde de Warhol laissait en rémanence des images de séries, de standards pléthoriques écrasant l’individu.
Philippe Huart retient en plus de cet héritage, les aspects que lui renvoient l’identité des marques d’aujourd’hui : signes graphiques aboutis et forts, cadrages reflétant la segmentation de l’offre, communication mûre et maîtrisée.

Avec la White Dunk de Nike, nous avons sous les yeux un florilège « d’associations libres » capables de faire déborder de joie tous les sémiologues.
La marque de sport a cultivé dès le début, avec les « pitreries de Mc Enroe », un certain esprit libertaire.
Elle offre donc aux artistes une liberté qui leur permet de « regarder la marque au fond de l’âme ».
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Pour ce défi créatif, Kenji Ando propose de petits personnages féminins féériques en résine transparente et confie sur le site de l’événement, « When I was thinking about the White Dunk, the idea of an angel-like, fairy-like object seemed to resonate. This project had a lot of freedom to design whatever I wanted. »

Yukio FUJIOKA travaille lui sur la symbolique de la paire, du double. Izanagi et Izanami formaient le couple primordial du mythe japonnais de la création, mais cette thématique a une portée universelle et se retrouve dans de nombreuses traditions.
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Jun GOSHIMA fait l’archéologie du mythe de la déesse grecque de la victoire. Il exhume les os de son pied et on découvre que lui aussi était ailé. Sa création apporte dans un certain sens « la preuve » que la marque est bien liée à son mythe.

Chaque oeuvre nous dévoile une facette de la personnalité de la marque.
Inversement, ces facettes sont capables d’exciter l’imagination des artistes.

Muse ou marque ?

Certaines marques deviennent donc des « muses » pour les artistes … et aussi pour les consommateurs. Cette caractéristique résulte de l’élaboration par le marketing « d’imaginaires de marques », de « fonds de marques » qui dressent pour elles un univers de valeurs, d’images et de symboles.

Ces potentiels existent-ils dans chaque marque ? Si on reprend le geste de Duchamp, un simple collecteur de bouteilles placé dans le champ de l’art peut devenir une chimère extraordinaire.

Il ne suffit cependant pas de placer n’importe quoi n’importe comment sous les feux de la rampe ou dans le champ de l’imaginaire pour obtenir un succès commercial. Car il s’agit bien ici d’une démarche visant à emporter l’adhésion de cibles, avant d’espérer accéder à la hiérarchie céleste des grandes marques.

Pour ne pas laisser ce processus au hasard, il faut donc recourir à une méthode pour construire comme le dit Georges Lewi des « Mythologies du quotidien » (ed. Village Mondial).

Le mythe est un récit, un déplacement métaphorique sur un plan imaginaire dont l’homme se sert depuis l’aube de l’humanité pour résoudre ses défis quotidiens, intérieurs et extérieurs.

Si peu de gens connaissent aujourd’hui avec précision les mythes, le « besoin » subsiste et il cherche à trouver satisfaction dans différentes sphères de l’activité humaine.

Certains « déplacent » leurs défis sur le terrain du sport, de la création, en espérant en tirer des bénéfices pour leur vie quotidienne.
D’autres s’identifient aux héros depuis leur téléviseurs … sans prendre la peine de se déplacer.
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Les marques et notre besoin de sens.

Les marques étant omniprésentes dans notre environnement, elles se prêtent aussi à ce processus d’identification et de déplacement.
Elles répondent à des caractéristiques proprement humaines : le besoin de sens et la pensée symbolique.

Comme le disait Mircea Eliade, « la pensée symbolique est consubstancielle à l’être humain : elle précède le langage et la raison discursive (…) les symboles, les mythes répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être. »

Depuis les origines, l’homme « habille » son environnement de sens et de symboles.
Le blé, avant d’être estampillé Monsanto ou Limagrain, était associé à des croyances qui lui apportaient un sens supérieur, fondait sa qualité et donnait à sa consommation une aura particulière.
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Les marques produisent donc des symboles pour répondre à des besoins humains fondamentaux qui vont bien au delà de la satisfaction des désirs quotidiens.

Pour citer encore la pensée fondatrice de Mircea Eliade, elles viennent combler un espace laissé vide par « la désacralisation ininterrompue de l’homme moderne » qui a « altéré le contenu de sa vie spirituelle » sans toutefois « briser les matrices de son imagination : tout un déchet mythologique survit dans des zones mal controlées. (…) Ce trésor mythique gît là, laïcisé et modernisé » (…) Pour assurer leur survie, ces images se sont faites familières. (…)
Il est de la plus grande importance, pensons-nous, de retrouver toute une mythologie, sinon une théologie, embusquée dans la vie la plus « quelconque » de l’homme moderne (…). »

Les limites de la marque…

Le terme de « théologie » est inapproprié quand on parle de marques commerciales. L’idée qu’une marque puisse alimenter la vie spirituelle est à prendre avec beaucoup de recul.
Retrouver une mythologie ne veut pas dire raviver les anciens mythes ni en créer de nouveaux.

Notre rapport aux croyances a profondément changé car l’exercice du libre arbitre individuel est devenu la valeur centrale de nos systèmes politiques.
L’individualisme est iconoclaste et ne respecte aucune forme de transcendance.

Une marque est obligée de se soumettre en mode « one to one » aux désirs de sa cible, « parcequ’elle le vaut bien » … et surtout parce qu’elle le veut bien !
Le consommateur d’aujourd’hui n’est plus celui de la réclame et des fausses promesses d’hier. Il est critique, blasé, zappeur, saturé d’images.

Comment répondre alors à ce « besoin de sens », sans donner l’impression de réveiller d’anciens fantômes, et en gardant une distance toute « commerciale » avec ces arguments mythologiques ?
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Nike n’a pas recours à une représentation originale de la Victoire de Samothrace : la marque utilise seulement la structure, la fonction et les archétypes de ce mythe.

C’est cela qui fournit autant d’atomes crochus aux artistes de la White Dunk … et à ses clients !

Ce qui fait la puissance des mythes, ce qui peut se transmettre à la marque, c’est le caractère archétypal de leur structure, des situations humaines et des symboles qu’ils utilisent.

En se développant autour de tels « ingrédients », une marque peut trouver une résonance très importante auprès de ses publics car elle pourra répondre à la totalité de ses besoins, jusque dans « les plus secrètes, les plus hautes modalités de l’être ».

« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » disait Pascal.

En prenant ces « hauteurs mythologiques », une marque « lie son âme à celle du consommateur » et doit avoir les moyens de ses ambitions.
Un tel contrat a aussi ses contraintes. Nike avait un talon d’achille, le travail des enfants a bien failli la faire chuter de l’Olympe !
« Si Nike veut qu’on la prenne au sérieux comme une société qui veut faire preuve de responsabilité institutionnelle, elle a alors besoin de s’engager à discuter ouvertement avec ceux qui l’accusent de ne pas respecter les droits de l’homme. » (The Independent – Londres – 2001)

Mythologique rime avec éthique. Pour engager des marques sur ce terrain sans risquer de créer de nouveaux démons, il faut associer « markethique » à mercatique !